Dakota 1880 : Luke était une fois dans l’Ouest

Le poor lonesome cow-boy n’en finit plus d’inspirer les lointains héritiers de Morris. Dans la série « Un hommage à Lucky Luke », Appollo et Brüno dégainent stylos et pinceaux pour sept histoires courtes, comme de lointains échos aux « Sept histoires complètes » scénarisées par Goscinny publiées en 1974*. Dès son titre, cet album, publié aux éditions Lucky Comics, renvoie à la genèse de l’épopée lukienne et peut donc être envisagé comme un préquel éclairant la jeunesse de l’homme qui tire plus vite que son ombre, avant qu’il ne devienne un cow-boy chevaleresque et multitâches, promu auxiliaire de la justice fédérale états-unienne pour traquer les desperados de tout poil.
Après celui de Blutch en 2023**, voici donc un nouvel hommage au personnage créé par Morris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les auteurs affichent leur intention par le choix du titre. Ce Dakota 1880 renvoie en effet sans équivoque au titre de la toute première aventure du cow-boy solitaire, Arizona 1880, publiée à partir de fin 1946 dans Le Journal de Spirou, puis sous la forme d’un album en 1951 (après La Mine d’or de Dick Digger et Rodéo, et écourté du millésime 1880). Pour ce septième hommage depuis 2016, ils ont délaissé le style parodique de leurs trois derniers prédécesseurs et opté pour un réalisme brut, que le trait de Brüno incarne à merveille.



Une diligence en route pour la Californie
Dès les trois pages inaugurales, en une vingtaine de cases muettes aux cadrages impeccables, Brüno nous plonge sur les pistes enneigées du North Dakota, à proximité de la frontière canadienne. Dans des décors naturels somptueux, le blizzard couvre les hennissements des quatre chevaux noirs, les crissements des essieux, les ordres du conducteur mais il n’éteint pas la vigilance du shotgun (tireur). Doigt sur la gâchette de sa Winchester, foulard rouge et stetson blanc vissé sur le crâne, celui qui méritera bientôt le surnom de « Lucky » Luke entre en scène. Itinérance précoce de celui qui chante, mélancoliquement, depuis des lustres, qu’il est a long way from home (loin de chez lui) ? À bord de cette diligence en route pour la Californie, le jeune Luke sillonne déjà les grandes étendues du Midwest.

Dans les sept récits à suivre, Appollo confie le rôle du narrateur à un jeune descendant d’esclaves affranchis à la fin de la guerre de Sécession, en 1865. Avec sa grand-mère Grandma Gumbo, ce garçon prénommé Baldwin a traversé les États-Unis depuis la Nouvelle-Orléans jusqu’à la frontière canadienne. Par deux fois, leur route croise celle de Luke, la première fort opportunément. Alors qu’il n’a plus de but en quittant sa grand-mère installée dans le Dakota, Baldwin croise de nouveau la diligence dans laquelle il s’embarque, en route vers la Californie. Il devient dès lors le témoin direct (épisodes 2, 4, 5, 6 et 7) ou l’oreille attentive à qui vont être confiées les anecdotes de la vie de Lucky Luke (épisodes 1, 3). En toute cohérence, Baldwin, devenu l’écrivain Baldwin Chenier au terme de l’album, utilisera ce matériau épique pour écrire des histoires courtes dont Luke sera un héros récurrent dans les dime novels (romans à dix cents racontant la conquête de l’Ouest, piliers d’une véritable culture populaire ayant ancré cette étape de l’Histoire états-unienne dans la mythologie nationale).
Une flopée de personnages historiques
Fidèle aux procédés de Goscinny, Appollo met Lucky Luke aux prises avec des personnages historiques dont il devient, juste retour des choses, un adjuvant pour accomplir leur destin. C’est le cas du héros du premier épisode, Louis Niel (1844-1885). Après le malentendu inaugural, cet authentique chef des Bois-Brûlés (rebelles métis franco-indiens) pourra, grâce à Lucky Luke, poursuivre la lutte pour la reconnaissance des droits de son peuple sur leurs terres (le Saskatchewan, l’état canadien de l’autre côté de la frontière avec le Dakota du Nord).
L’autre grande figure de l’Ouest à qui Lucky Luke met le pied à l’étrier, ou plutôt le doigt à la gâchette, se nomme Annie Oakley*** (épisode 3). Avec son troisième époux Frank E. Butler, rencontré lors d’un concours de tir en 1875, ils intégreront le Wild West Show de Buffalo Bill (spectacle en plein air représentant un Far West fictif, avec exhibitions de bisons, reconstitutions d’attaques d’Indiens ou de diligences, numéros de tir et d’équitation) en 1885. La rencontre avec le champion de tir Lucky Luke se déroule à Cross Creek (Caroline du Nord). Au terme d’un procès pour tricherie (en fait à cause de ses positions de tir non-académiques) constituant le seul moment comique de l’album, Lucky Luke cède sa place de finaliste du concours à Annie, ouvrant ainsi la voie à la future Rifle Queen (reine du tir) du show de Bill Cody.

Appollo s’est enfin amusé à transplanter la relation passionnelle d’un célèbre couple de poètes dans le Grand Ouest (épisode 5). En entendant Paul V. Sullivan, alias Dirty Mike, déclamer les vers de son acolyte John Arthur Cullingam alias Mud Digger, Lucky Luke, Hank Bully et Baldwin restent bouche bée. La nature grandiose du Midwest semble constituer le théâtre idéal à la démesure du génie rimbaldien.
D’autres personnages rencontrés ou simplement évoqués par Lucky Luke et ses compagnons hantent les livres d’Histoire, car ils représentent des archétypes de cet immense bouleversement national (aux conséquences bientôt planétaires) que fut la conquête de l’Ouest.
Les Indiens entrent en scène
Lucky Luke est ainsi confronté aux Indiens, directement et indirectement (épisodes 4 et 7). Sur eux, son jugement semble évoluer au point de devenir presque anachronique. Après leur avoir volé un cheval (épisode 1), il exprime des remords (page 33). Puis il tempère les préjugés de l’épouse partant rejoindre son soldat de mari, apeurée par la lecture de dime novels. Non, les Indiens ne sont pas des « sauvages […] qui scalpent leurs ennemis et brûlent des fermes », mais des êtres humains « libres » ayant « toujours vécu dans les Grandes Plaines », dans « un monde qui leur appartenait » (page 33). Il les considère comme des frères, envieux de leur prétendue « sauvagerie », cette autre façon de concevoir la liberté. Dans l’épisode 7, les propos tenus par le photographe (« on va mettre les Peaux-Rouges dans des réserves pour qu’ils laissent leurs terres aux vrais entrepreneurs de ce pays » page 55) se heurtent au silence désapprobateur de Lucky Luke. Au cours de cet épisode, le cow-boy à la mèche ne prononce pas une parole ni n’adresse le moindre regard pendant toute sa logorrhée à cet apôtre du libéralisme, cupide, méprisant, mais hélas prophétique.

L’histoire des États-Unis vers 1880 ne peut faire l’économie de la situation des autres minorités. Si les Chinois sont évoqués d’une seule case (photographiés en tant qu’ouvriers des chemins de fer, page 53), la condition des Noirs affranchis s’incarne dans l’histoire de Grandma Gumbo. C’est l’occasion pour les auteurs, dans l’épisode 2, de rappeler le peu glorieux épisode du Sherman’s Special Field Orders n°15 (ordre spécial de terrain n°15). En janvier 1865, le général nordiste Sherman promet, par écrit, de procurer à chaque famille d’esclaves libérés une terre d’une superficie de 40 acres et une mule (formule restée célèbre) pour la labourer. Mais cet engagement est révoqué quelques mois plus tard par le président Johnson, successeur de Lincoln. Au pays de la Liberté, celle des anciens esclaves pèse peu face à la rapacité des pionniers ou à la boulimie capitaliste des grandes compagnies minières ou ferroviaires. En acceptant que Baldwin monte dans la diligence, Lucky Luke approuve évidemment la poursuite du combat pour l’égalité des droits, la route fût-elle longue et parsemée d’embûches.

Notre époque est à la prise de conscience de l’invisibilisation des femmes dans l’histoire. Dans la petite cinquantaine d’albums qui ont suivi Arizona 1880, la gente féminine n’a pas forcément brillé par sa forte présence, ni par sa distinction. Après Matthieu Bonhomme, qui a fait craquer Lucky Luke dans son deuxième hommage**, nos auteurs ont-ils tenté de corriger le machisme soft du cow-boy solitaire et de ses pères successifs ?
Une meilleure place pour les femmes
Quatre femmes très différentes sont ici mises en valeur. Après la grand-mère (re)donnant la vie, après la jeune surdouée du colt dont Lucky Luke fait son héritière en réputation, une épouse de soldat sort de l’ombre dans le très bel épisode 4. En route pour rejoindre son mari, soldat au 20e régiment de cavalerie, cette femme vient peut-être combler un vide scénaristique. En effet, dans l’album Le 20e de Cavalerie (publié en 1973), les MacStraggle père et fils affectent d’ignorer leur épouse et mère, jamais mentionnée dans l’histoire. Même si l’avenir de cette femme, accompagnée jusqu’à un lieu de rendez-vous perdu, ne semble pas radieux (un mariage dans un fort, la vie de garnison, le mari militaire qui saura la défendre en cas de danger), elle inspire le respect au chaste Lucky Luke.
Autre tonalité dans l’épisode 6, intitulé « Brasier ». L’homme qui tire plus vite que son ombre intervient, tel un ange exterminateur, pour extirper Lucy (presque Lucky?) des griffes de son protecteur. L’incendie du Harlot Paradise (un saloon assorti d’un bordel) déclenché par Lucy, jeune prostituée de 20 ans, mettra provisoirement un terme à l’exploitation des filles par le patron. Mais l’humiliation imposée par Lucky Luke à ce salopard nommé Jubal Hocker**** sonne comme un châtiment, celui que les tenants du Bien infligeront désormais aux brutes et probables auteurs de féminicides. Une fois la tension retombée, Luke ne condamne ni Lucy, ni toutes celles se faisant justice elles-mêmes « contre les porcs » (page 50). Cette déclaration de guerre à la pire facette du patriarcat réjouira les féministes mais pourra susciter plus de réserve chez les historiens, au moins dans sa manifestation et dans son lexique résolument très contemporains.

La dernière particularité de cet album réside dans son épilogue. Morris et Goscinny concluaient souvent leurs albums par une page à valeur d’archive. Dans La Diligence, par exemple, cette page documentaire confirmait l’existence du célèbre fantôme poète détrousseur Black Bart (alias Charles Earl Bolton) et complétait sa biographie lapidaire par une photographie d’époque. Dans la veine de son illustre prédécesseur, Appollo achève Dakota 1880 par un article sur trois colonnes avec titre et chapeau, intitulé Maurice, René, Luke… & Baldwin. Cet écrit s’enrichit de 3 couvertures de dime novels, d’une photo de Baldwin Chenier en médaillon et d’une dernière montrant Luke, Baldwin et Hank posant sur leur diligence. Cette fois, l’hommage se veut plus facétieux. De prime abord, l’article accréditerait l’existence de Chenier et subséquemment de Lucky Luke, dont la dextérité au colt aurait bâti la légende racontée par Baldwin dans ses dime novels.

Mais les auteurs misent rapidement sur la culture des fans de la série – et sur leur sens de l’humour. Aucun Baldwin Chenier n’étant répertorié comme auteur à ce jour, il y a peu de chances que l’universitaire présentant sa vie et son œuvre, un certain Gustav Frankenbaum, ne soit autre que l’anthropologue à la longue barbe blanche, féru d’escrime, apparaissant dans l’album Les Collines Noires (1963). Quant au portrait supposé de Baldwin Chenier, il s’avère un banal cliché*****, pris en vue de l’Exposition Universelle de Paris de 1900.
Pour parfaire son hommage, Appollo a enchâssé son être de papier – Baldwin Chenier – dans une trame faisant référence aux « Échos de Nothing Gulch » (rubrique du Journal de Lucky Luke*) et avec le concours d’un personnage créé par Goscinny. Ce jeu de miroirs kaléidoscopiques, dans lequel les témoins de son existence se multiplient et semblent se répondre à distance, finit d’incruster Lucky Luke dans sa propre histoire (préquel réussi) et humanise le plus franco-belge des cow-boys.
Graphiquement très séduisant grâce au dessin de Brüno et aux couleurs de Laurence Croix, chronologiquement crédible (les références historiques gravitent bien toutes autour de l’année 1880), cet hommage d’une grande virtuosité possède un autre charme, celui de la nostalgie. Il vous rend fier d’avoir connu et adoré, enfant, un type certes doué pour le maniement des armes mais déjà en questionnement sur le bien-fondé du capitalisme sauvage, le sort fait aux Indiens et aux femmes dans son rude Far West. Pour contribuer à votre tour à l’hommage en mode nostalgique, il ne vous reste plus qu’à extraire quelques pépites aux couvertures cartonnées de votre bédéthèque, retrouver la panoplie du cow-boy solitaire qui dort au fond d’un placard et feuilleter votre album de vignettes autocollantes******.
* : Ces histoires courtes furent d’abord publiées entre mars et septembre 1974 dans le Journal de Lucky Luke, un mensuel éphémère qui disparaît en février 1975. Elles furent ensuite rassemblées en un tome sous le titre « Sept Histoires complètes », édité par Dargaud en 1974. Au hasard de ses pérégrinations , Luke y rencontrait déjà quelques personnages emblématiques du Far West qu’il secourait, fidèle à son esprit chevaleresque goscinnien : pionniers et colporteurs en butte aux éléments ou aux Indiens, fermiers en bisbille pour un veau ou pour l’élection d’une reine de beauté, pianiste de saloon en route vers Houston et jolie fille en quête d’un mari shérif habile au colt. Pour plus d’informations sur le Journal de Lucky Luke, on pourra consulter les sites BDoubliées et BDZoom.
** : Les six précédents ont été réalisés par Matthieu Bonhomme, L’Homme qui tua Lucky Luke, 2016, Guillaume Bouzard, Jolly Jumper ne répond plus, 2017, Matthieu Bonhomme, Wanted Lucky Luke, 2021, Mawil, Lucky Luke se recycle, 2021, Ralf König, Choco-boys, 2021 et Blutch, Les Indomptés, 2023, tous publiés aux éditions Lucky Comics.
***: Pour un récit plus détaillé de la vie de cette héroïne digne de Calamity Jane, voir cet article du National Geographic.
**** : Plusieurs personnages secondaires de l’album ont été nommés en référence à des westerns hollywoodiens. Jubal Hooker est l’un des méchants dans le film Les Collines de la Terreur, mis en scène par Michael Winner en 1972. Dans l’épisode 3, Vinnie Harold est un personnage du film La Première balle tue mis en scène par Russell Rouse en 1956. Pour finir, le photographe de l’épisode 7, Curly Wilcox, porte le nom du shérif dans La Chevauchée Fantastique, le chef d’œuvre de John Ford de 1939. Clin d’œil appuyé : ce film raconte l’histoire d’une diligence devant traverser un territoire hostile, non à cause d’intempéries comme dans cet album, mais à cause de la présence d’Apaches. Les temps changent…
***** : Cette photographie est extraite d’une série intitulée « Looking at One’s Self through the Eyes of Others », réalisée ou rassemblée par William Edward Burghardt Du Bois, dit W.E.B. Du Bois (1868-1963), grand militant pour l’égalité des droits des Noirs. Elle est disponible à la Librairie du Congrès, et en accès libre sur son site, rubrique Library of Congress’s Prints and Photographs division.
****** : Lucky Luke a fait l’objet d’un album Panini de 258 vignettes en 1991.
Dakota 1880. Appollo (scénario). Brüno (dessin). Laurence Croix (couleurs). Lucky Comics. 64 pages. 16 euros.
Les dix premières planches :
-
Capitaine Kosack
-
Thierry Lemaire








