Harry Morgan : “Les strips des années 1920 sont pour moi une source continuelle d’émerveillement”
Lors de la dernière édition du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, Harry Morgan, théoricien de la bande dessinée, a proposé une conférence intitulée “1919 : il y a cent ans, la véritable naissance de la bande dessinée”. Intrigué par la commémoration d’un tel centenaire, Cases d’Histoire a voulu en savoir plus sur les raisons qui ont poussé l’auteur de Principes des littératures dessinées à focaliser son intérêt sur cette date. Les réponses dans cet entretien.
Cases d’Histoire : Qu’est-ce qui vous fait disqualifier la date de 1896 (prise par beaucoup) comme fondatrice de la bande dessinée ?
Harry Morgan : Il faut bien comprendre que, dans la perspective théorique qui est la mienne, il n’y a pas à chercher de date de l’invention de la bande dessinée, sur le modèle de l’invention d’une technique comme le phonographe ou le cinématographe. J’ai même émis l’hypothèse que toute société ou toute culture possédant l’image narrative inventerait une forme quelconque de ce que j’appelle les littératures dessinées. Dire que le Monsieur Vieux-Bois de Töpffer (publié en 1837) ou que le Yellow Kid d’Outcault (1896) est « la première bande dessinée » relève donc à mon sens de la critique savante plutôt que de l’histoire du médium stricto sensu. C’est un peu comme l’affirmation que le Robinson Crusoe de Defoe, dont nous fêtons en cette année 2019 le tricentenaire, est le premier roman moderne. Cela peut parfaitement s’argumenter, mais ne fait pas disparaître Leucippé et Clitophon, autrement dit le roman grec des premiers siècles de notre ère, sans même parler du Livre de Tobie dans la Bible.
Quant à la date de 1896, elle a été popularisée par l’ouvrage pionnier de Coulton Waugh, The Comics, paru en 1947. Coulton Waugh résume un demi-siècle de publications de bande dessinées dans la presse quotidienne et dominicale des États-Unis et, avec un tel délai, les témoignages les plus anciens se teintent inévitablement d’un peu de légende. Mais je dois préciser que Coulton Waugh, qui insiste sur la popularité du Yellow Kid, créé donc en 1896, n’affirme nulle part que le Yellow Kid serait « la première bande dessinée ».
Le point essentiel est que l’ouvrage de Waugh s’inscrit à la fois dans l’histoire de l’humour graphique nord-américain et dans l’histoire de la presse aux États-Unis. Cependant l’ouvrage de Waugh a été lu par des générations successives d’amateurs et d’exégètes comme décrivant l’émergence d’une forme narrative nouvelle, qui serait la bande dessinée, de sorte que les mentions du Word de Pulitzer, ou du New York Journal de Hearst, qui se disputent le Yellow Kid, deviennent des sortes de formules rituelles, dont le sens est devenu obscur, mais qui sont pieusement recopiées dans tous les ouvrages historiques sur la bande dessinée.
Sur ce point, ma démarche constitue un retour aux origines. Je veux rattacher la bande dessinée, en l’occurrence le newspaper strip, à son support éditorial, en considérant le strip, ou la page des daily strips, ou le cahier des sunday pages, comme une rubrique, qui n’est qu’imparfaitement détachée des rubriques voisines, et en montrant que, sur cette rubrique, s’exercent toutes les contraintes techniques et éditoriales qui pèsent sur la publication de l’édition quotidienne ou de l’édition hebdomadaire d’un journal. Ainsi remis dans sa perspective originelle, le texte de Coulton Waugh redevient lumineux et renvoie à des décisions éditoriales, à des innovations techniques, à des innovations commerciales qui jouent un rôle crucial. Mais cet examen pragmatique met à mal toute conception évolutionniste du médium de la bande dessinée, des premiers balbutiements à la forme achevée. Les décisions prises comportent une part d’arbitraire, tels facteurs techniques, économiques ou juridiques amènent, soit un prodigieux élan, soit paradoxalement un retour en arrière, et parfois les deux ensemble. Il faut donc prendre acte de la complexité du réel et, en historien modeste, tâcher de démêler de son mieux ce qui se passe.
Ceci nous mène tout droit au lendemain de la Grande Guerre, qui est bien en effet à mes yeux une période charnière.
Qu’est-ce qui change dans les strips entre les années 1910 et 1920 aux Etats-Unis ?
Dans le strip des années 1900 et 1910, le strip sportif, à commencer par le A. Piker Clerk (1904) de Clare Briggs, traditionnellement considéré comme le tout premier daily strip, se plie à la logique même de la rubrique sportive du journal, puisque le lecteur est amené à consulter le journal du lendemain pour savoir si le cheval sur lequel a misé le personnage a gagné. Dans les années 1920, on est devant des feuilletons solidement charpentés, qui intègrent la périodicité du journal pour faire monter de jour en jour la tension dramatique. Le temps éditorial de la publication à intervalles de 24 heures devient donc lui-même un élément constitutif du strip. Celui-ci se déroule par conséquent dans le temps qui est celui du journal, et donc dans le temps du lecteur, le strip du lundi se passe le lundi, le strip du mardi se passe le mardi. Du coup, le strip devient aussi un merveilleux miroir de sa société.
En quoi le choc de la Première Guerre mondiale a eu un effet sur la bande dessinée aux Etats-Unis ?
Un lendemain de guerre produit toujours un double mouvement de retour à l’ordre, c’est-à-dire de rentrée dans les cadres de l’avant-guerre, et simultanément de rupture, puisque le conflit a profondément modifié la société qui l’a mené, et que, tout simplement, le monde de l’après-guerre n’est plus le même. Ce double phénomène de retour à l’ordre et de rupture est très visible dans le newspaper strip. Un personnage comme le Barney Google de Billy De Beck (créé en 1919) s’inscrit, initialement au moins, dans la tradition de tous les bons-à-rien traînant sur les champs de course depuis les années zéro du strip américain. Mais le Krazy Kat de George Herriman propose à la même époque des daily strips qui ne sont pas moins avant-gardistes et déstructurés que ses célèbres sunday pages.
Sur le plan technique, une guerre amène des progrès, en particulier dans la locomotion et dans la communication. Dans le cas de l’après-Première Guerre mondiale, il faut tenir compte aussi de la popularisation de la radiodiffusion et des progrès de l’impression, notamment dans l’impression en couleur sur rotative. Dans l’édition dominicale du Chicago Tribune, sur quoi je me suis penché plus particulièrement, en plus de la section des bandes dessinées, imprimée en typographie, le lecteur a droit à un magazine couleur imprimé en hélio, qui, outre les rubriques habituelles à tout magazine, publie des dessins, des photos, de la fiction. Ajouter que le Chicago Tribune abrite une radio, WGN, dans son gratte-ciel en style gothique inauguré en 1925. On a parlé à l’époque de « The Cathedral of Radio ». Tout cela est pour dire que dans cette atmosphère d’hyper-puissance médiatique, les récits jouent à saute-mouton entre les médias. Dès les années 1910, les serials cinématographiques sont aussi des feuilletons dans les magazines illustrés et il se crée une synergie entre les deux formes (on lit l’épisode avant d’aller le voir). Les strips sont adaptés en dessins animés. Le strip de Sidney Smith, The Gumps, qui paraît dans le Chicago Tribune, deviendra un show radiophonique, sur WGN, et ce type de show radiophonique sera lui-même le modèle du show télévisuel. C’est donc, aussi curieux que cela paraisse, le daily strip qui fixe le canon de ce qu’on appelle la sitcom.
Au sortir de la guerre, on assiste à une vague de création d’agences de presse. En quoi est-ce important pour l’évolution de la bande dessinée ?
Ici encore, on peut reprendre ce qu’écrit Coulton Waugh (chapitre VII de The Comics). En 1919, le captain Patterson crée un tabloïde, The New York Daily News. Le premier strip qu’il y publie est The Gumps, le strip le plus populaire du Chicago Tribune, que son créateur, Sidney Smith, a créé deux ans plus tôt. Mais, du coup, puisque ce strip paraît dans un autre journal que le sien, tous les rédacteurs-en-chef des petits journaux du Midwest qui sont passés par New York écrivent au Chicago Tribune en se disant que leurs lecteurs aimeraient beaucoup lire eux aussi les Gumps. Et le captain Patterson et Rutherford McCormick vont fonder un syndicate, autrement dit une agence de presse, et cette agence de presse une fois fondée, Patterson va commander la création de bandes dessinées pour l’alimenter. Winnie Winkle the Breadwinner, Little Orphan Annie, plus tard Dick Tracy et Terry And the Pirates, parmi des dizaines d’autres titres, seront donc répandus, comme l’écrit Coulton Waugh, dans tous les coins et recoins du pays. La bande dessinée devient hégémonique.
De quelle manière cette profusion d’agences de presse va-t-elle conduire à la création du comic book ?
Pour faire bref et sans rentrer dans les détails, c’est une conséquence de l’existence de la rotative et de l’existence des syndicates. En 1933, l’imprimeur Eastern Color Printing devient éditeur, puisqu’il reprend dans Funnies on Parade des strips qu’il rachète à trois syndicates. Le but était simplement de continuer à faire tourner les rotatives une fois qu’on avait imprimé les suppléments dominicaux pour les journaux de la région de New York. Il ne s’agit pas d’une publication qu’on achète au kiosque, mais d’une prime qu’on obtient en envoyant une preuve d’achat d’un produit quelconque. L’étape suivante consista à vendre une telle publication en kiosque, étape qui fut franchie avec Famous Funnies, en 1934. L’idée est naturellement très imitée. Et comme il n’y a plus assez de strips pour remplir tout cela, on commence à publier, au milieu des strips, un peu de matériel original, très inspiré des strips. Vous connaissez la fin de l’histoire. Certains comic books ne contiendront que du matériel original et parmi celui-ci les aventures d’un certain Superman, dans Action Comics numéro un, daté de juin 1938.
Un certain nombre de séries fondamentales naissent en 1919. Quelle est leur importance ?
Gasoline Alley de Frank King est au départ une simple rubrique de dessin, titrée The Rectangle, destinée à attirer le lecteur vers le cahier dominical du Chicago Tribune consacré à l’automobilisme, et qui contient essentiellement des petites annonces pour des autos, des pneus, des garages à monter soi-même, etc. The Rectangle, retitré Gasoline Alley, sera le plus souvent une image narrative unique, qu’on appelle un panel, mais se présente parfois aussi comme deux strips superposés, au nombre de cases variables, puis la semaine suivante cela redevient un panel. Mais finalement, le succès aidant, cela prend sa forme définitive, comme un strip quotidien, toujours centré sur l’automobilisme (Gasoline Alley, la ruelle de l’essence, c’est la ruelle derrière les maisons, là où sont les garages), mais qui raconte au jour le jour la vie de protagonistes qui ont des modèles dans la vie réelle, ce que le Chicago Tribune ne cachait nullement à ses lecteurs. C’est cette modernité qui explique que le strip soit aujourd’hui triomphalement réédité dans l’ordre chronologique par Drawn And Quarterly à Montréal.
Les sunday pages de Gasoline Alley, quand elles ne sont pas l’occasion d’un tour d’Amérique, automobilisme oblige, sont le lieu d’une invention à la fois onirique et graphique qui est d’une très grande beauté.
On pourrait parler aussi de Thimble Theatre de E. C. Segar, où figure une certaine Olive Oyl…
L’après-guerre, c’est aussi un nouveau statut pour la femme. Comment cela s’est traduit en bande dessinée ?
Outre madame Olive Oyl, qui a du caractère, on voit apparaître, autour de 1919, des strips consacrés à des femmes exerçant des emplois de bureau, Somebody’s Stenog d’un certain Hayward, en 1918, Winnie Winkle the Breadwinner, de Martin Branner, en 1920, Tillie the Toiler, de Russ Westover, en 1921. Les mutations sociales et le rôle changeant de la femme apparaissent immédiatement dans le strip et celui-ci renforce à son tour les nouvelles normes sociales. Cela produira ce que les exégètes appellent le girl strip.
Vous parlez d’invention du réalisme au sortir de la Première Guerre mondiale. Qu’en est-il exactement ?
Le dessin réaliste est, à cette époque, plutôt une chose du passé, des années 1900 (on pense évidemment à Little Nemo de Winsor McCay). Finalement, on ne le trouve que dans des féeries destinées aux tout jeunes lecteurs (je pense aux Teenie Weenies de Donahey, créés en 1914 pour le Chicago Tribune). Il faudra attendre la toute fin des années 1920 pour voir des séries d’aventures dans le style de l’illustration réaliste, le même style qu’on utilise pour illustrer les récits d’aventures dans les pulp magazines, imprimés sur papier journal, et dans les magazines slicks, sur beau papier. Je pense au Tarzan dessiné par Hal Foster, qui commence en janvier 1929. En 1934, ce sont les grands strips d’Alex Raymond, le daily strip sur scénario de Dashiell Hammett, Secret Agent X9, la sunday page de science-fiction Flash Gordon et sa bande complémentaire, Jungle Jim.
Curieusement le récit d’aventures, qui fleurit dans les années 1920, mais dans des séries dessinées dans un style humoristique, semble inspiré initialement par des parodies sur le cinématographe, médium alors dominant. Je citerai seulement la merveilleuse série des Minute Movies (qu’on pourrait traduire par « films miniatures ») d’Ed Wheelan, qui se présentent comme des films par épisodes, et qui reprennent les mêmes acteurs de papier, dont le nom figure même sur les cartons, à leur première apparition, selon la tradition du cinéma muet.
Pour 1919, doit-on parler de véritable naissance ou de date charnière pour la bande dessinée aux Etats-Unis ?
Ou peut-être de nouvelle naissance ? Les strips des années 1920 sont pour moi une source continuelle d’émerveillement, alors que cette décennie semble curieusement négligée par les historiens français. J’éprouve une fascination similaire pour le cinéma américain des années 1920, qui voit la véritable naissance d’Hollywood. Les films de Chaplin, Keaton, Harold Lloyd, King Vidor, Stroheim, Mary Pickford, sont à mes yeux le sommet de l’art filmique. Qu’il s’agisse de strips ou de films, je suis frappé par l’incroyable énergie qui se dégage, l’inventivité dont font preuve les créateurs. Je dois être un peu amoureux de cette période.
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