Jeanne Puchol, interview/preview à propos de Contrecoups
Nous avions beaucoup aimé Vivre à en mourir (Le Lombard, 2014), le dernier album de Jeanne Puchol, écrit par Laurent Galandon. Quand nous avons appris qu’elle dessinait les dernières planches de Contrecoups (prévu pour le printemps 2016 chez Casterman) avec Laurent-Frédéric Bollée au scénario, sur la mort de Malik Oussekine en 1986, nous avons eu envie d’en savoir et d’en voir plus.
Comment est né ce projet ?
C’est un projet qui vient de loin, mais c’est surtout l’envie de travailler avec Laurent Frédéric Bollée. On avait déjà travaillé ensemble, il y a longtemps, sur une série de biographies, ce qui était vraiment novateur à l’époque. Il avait imaginé une série de 7 récits de vingt pages, calibrés pour (A Suivre), et parlant de figures un peu maudites. Il y avait Fréhel, Tristan Corbières, le Baron Corvo…. et un personnage fictif. C’était astucieux car toutes les histoires étaient indépendantes les unes des autres mais les héros se retrouvaient autour de ce personnage fictif. Malheureusement, on a jamais pu pousser l’idée jusqu’au bout. Seulement trois chapitres ont été publiés dans (A Suivre) et jamais réédités. On était tout jeune à l’époque, j’avais trente ans et lui, dix de moins et nous n’avons pas retravaillé ensemble depuis. Il m’a téléphoné peu après que j’ai fini Vivre à en mourir. Un peu avant, en repensant à ces trois histoires dans (A Suivre), à la modernité du projet car on n’avait jamais dessiné de biopic en BD, je m’étais dit « et si je demandais à Bollée, si il n’a pas un scénario pour moi ? »…
C’est lui qui vous appelle ?
Il avait envie depuis longtemps de raconter une histoire à partir de celle de Malik Oussekine. Comme c’est un gars super enthousiaste, il m’en parle avec tellement de conviction que je comprends qu’il a été marqué, en 1986, par l’évènement. Moi, je n’étais plus étudiante mais lui l’était.
Je comprends, j’étais aussi dans la manifestation le jour de la mort de Malik Oussekine puis à celle d’après. C’était vraiment un truc énorme.
C’était tellement choquant. Donc il m’en a parlé avec une telle verve que c’était forcément intéressant d’avancer avec lui sur ce projet. C’est une histoire qui me parle et lui a vraiment amené une intensité personnelle forte. Il a été convaincant sans devoir l’être. Je sais aussi qu’il avait lu mes précédents albums et qu’il les avait appréciés.
C’est vrai qu’on sent une certaine continuité entre toutes ces histoires.
Vous avez raison, je me rends compte que je suis en train de faire une sorte de chronique par décennie : les années 40 avec Vivre à en mourir, les années 60 avec Charonne-Bou Kadir, les années 80 avec Contrecoups. Bon Laurent Galandon, mon autre Laurent a fait Lip, il a déjà pris un gros morceau mais on n’a pas encore dit notre dernier mot sur les années 70, tous les deux.
Comment abordez-vous graphiquement cette histoire qui est assez proche de nous ?
Justement c’est proche sans l’être. A l’échelle historique 30 ans, c’est rien, mais sur une vie, c’est vraiment beaucoup. Tout le mobilier urbain est différent, les voitures, les fringues sont différentes. Heureusement pour moi, c’est l’époque où j’ai commencé à prendre beaucoup de photos pour mes propres bandes dessinées. Je suis sortie des Arts Déco en 81, j’ai publié pour la première fois en 83 et je travaillais beaucoup avec des photos car mes BD étaient ancrées dans la paysage parisien de l’époque. J’avais un besoin de réalisme photographique dans mes décors même si le propos était fantaisiste. Et donc j’avais plein des planches contact d’images de rues. Sur ces images, j’ai retrouvé beaucoup de choses et de détails, des bagnoles, des décors. J’ai aussi revu le film de Raymond Depardon Faits divers sorti en 1983 que j’avais vu à l’époque qui m’avait estomaqué et qui le fait toujours. J’ai commencé par des souvenirs personnels avant d’aller chercher dans des sources plus neutres.
Et quand vous retranscrivez l’époque, dans ce projet là, qu’est ce que vous mettez en avant ?
En fait pas grand chose. (Rires) De manière assez inattendue, le scénario de Bollée évoque quelques heures avant et quelques heures après la mort de Malik Oussekine. L’album va faire 200 pages. C’est un morceau de temps dilaté à l’extrême : 6 heures en 200 pages. Dans ce format roman graphique, on a décidé de mettre beaucoup de texte et beaucoup de cases mais pas énormément de décors. Le rythme du récit fait aussi que je n’ai pas eu trop à me casser la tête. Il fallait juste que ce soit crédible. C’est pour ça que j’utilise mes documents et mes souvenirs notamment dans l’allure des personnages. Les étudiants que je fréquentais avaient le même air que ceux de 1986, ils étaient symptomatiques des années 80.
Vous avez rencontré des gens qui étaient présents lors dés événements pour les dessiner, les écouter parler, les voir bouger ?
Non pas moi, mais Laurent Frédéric a fait, en amont, un sacré travail. Il a regardé beaucoup de chose, acheté des films dans les archives de l’INA, on voit apparaitre des gens, des personnalités comme Isabelle Thomas ou David Assouline. J’ai eu à cœur de les dessiner ressemblants. Le scénario de manière assez astucieuse reprend des émissions de télé de l’époque, Pivot avec Apostrophes du soir de la manif ou des journaux télévisés du lendemain comme celui avec Noël Mamère. Tout le monde va les reconnaitre.
Vous les redessinez ou c’est un collage ?
Je les redessine, c’est comme les affiches de Vivre à en mourir. Je redessine toujours jusqu’à ce que l’image s’intègre dans le reste des planches et du récit.
Comment, par le dessin ou l’intention graphique, marquez-vous une intention politique ou éthique telle qu’on doit la trouver dans Contrecoups ?
En fait, ce n’est pas graphique, dans ce projet c’est avant tout scénaristique. Dans les 200 pages du bouquin, du roman graphique, Bollée a imaginé un récit choral assez brillant. On vit les événements suivant les perceptions ou les sentiments de 10 personnages fictifs mais plausibles. Chaque personnage représente un aspect de la société française de 86. Ça m’a simplifié et compliqué la tâche en même temps. Il a fallu que je joue de l’archétype, ce n’est pas un étudiant, c’est l’étudiant, etc… en me disant que c’était une dimension importante du scénario. J’ai dû trouver la façon de dessiner ces figures-types. En plus, l’écriture de Bollée dans ce projet ne joue pas sur la psychologie, sur les motivations intimes. On n’est pas dans le Vivre à en mourir de Galandon. On ne rentre pas dans la peau des personnages. On les regarde vivre et réagir. C’est comme ça que j’ai vu l’histoire. Donc je me suis attachée à faire une coupe de la société française en jouant des personnages pour certains inattendus. Ça permet d’alterner, de passer d’un personnage à l’autre comme le font les scénaristes de séries télévisées. C’est aussi le moyen de donner des éléments de vie quotidienne des personnages.
Vous avez des exemples ?
Il y a entre autre un policier du peloton des voltigeurs qui ont agressé Malik Oussekine. Pas celui qui l’a tué, un autre. Mais ça aurait pu être lui. C’est juste quelqu’un qui assiste à la scène et pour nous, un policier qui ne soit pas tout noir. Après je ne dirai pas qu’il y a une volonté politique au sens où tu l’entends. Laurent Frédéric n’a pas fait une enquête, ça aurait pu. Ça aurait pu être une histoire de journaliste qui cherche des éléments nouveaux, etc. Non, il a voulu raconter comment cet événement a profondément marqué la société et le biais qu’il prend le lui permet sans assener les choses lourdement, c’est subtil. Il et on le fait par petites touches impressionnistes tout en utilisant des archétypes. C’est un peu un docu-fiction.
En fait Malik Oussekine est un peu en creux dans l’histoire ?
D’une certaine manière, vous avez raison. Il est omniprésent comme dans la scène centrale où on assiste à son agression. Son histoire n’a pas d’intérêt sauf bien sûr parce qu’il est là, à ce moment là et qu’il arrive ce qui arrive à ce jeune homme franco-algérien, pour mettre les points sur les i. Ce qui est déjà terrible et incompréhensible, toujours aujourd’hui. Il faut imaginer cette bastonnade, l’acharnement sous les yeux d’un fonctionnaire qui rentrait chez lui. Mais son personnage sert de point d’appui pour décrire le contexte et les gens qu’on retrouve tout au long du récit. Il n’est pas là à chaque case mais il est est là tout le temps dans l’esprit du lecteur.
Vous croyez que les gens se rappellent de cette histoire, que ça va leur parler ?
Quand j’ai commencé à bosser sur cet album, il y a un an et demi, je me suis dit que seuls ceux qui étaient adolescents ou étudiants à l’époque allaient être intéressés. Puis il y a eu à plusieurs reprises des rappels. La mort de Rémi Fraysse a montré qu’il y avait rarement des drames pendant les manifs mais que lorsqu’ils arrivaient la résonance était très importante, parce qu’ils sont incompréhensibles et scandaleux. Mais aussi la mort de Charles Pasqua, qui a joué un grand rôle comme ministre de l’Intérieur donc qu’on n’a pas oublié.
Le traitement que vous avez choisi permet aussi de lire une BD qui ne parle pas seulement de l’évènement mais d’un moment social complet.
Oui, en fait l’intérêt est que ça donne une sorte de portrait universel et même si on ne connait pas l’histoire dans le détail, on peut très bien la lire comme une fiction complète. Il y a une portée qui dépasse beaucoup l’événement.
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