40 Hommes et 12 fusils, l’armée de l’oncle Ho et le dessinateur, en pleine guerre d’Indochine
Dans Une si jolie petite guerre et Give Peace a Chance, Marcelino Truong racontait sa jeunesse, entre le départ de son père diplomate du Vietnam, l’arrivée de sa famille à Londres, puis en France où ses parents s’installent. Avec 40 Hommes et 12 fusils, il revient sur l’Histoire de l’Indochine, en pleine guerre coloniale. Le Viet-Minh tient le nord du pays, son emprise politique, culturelle et économique laisse présager le pire pour les Français et les civils qui tombent sous leur coupe. Minh, le jeune peintre qui rêve depuis Hanoï de Saint-Germain-des-Prés et de Juliette Gréco, est envoyé par son père en inspection des propriétés familiales menacées par les communistes. Pour sauver sa peau, il se retrouve enrôlé, malgré lui, dans l’armée de l’Oncle Hô. Mais si il porte un fusil, le service de propagande de l’armée le charge d’assurer l’éducation politique des Bodoi, souvent illettrés pour qui une image vaut mille mots.
Cases d’Histoire a rencontré Marcelino Truong pour évoquer cette histoire étonnante, imaginée, romanesque mais inspirée de personnages réels : les artistes du Viet-Minh plongés dans l’enfer de la guerre d’Indochine.
Cases d’Histoire : Vos deux derniers albums sont des récits autobiographiques. Bien que 40 Hommes et 12 fusils se déroule avant votre naissance, on a l’impression que c’est toujours le récit d’un part de votre vie.
Marcelino Truong : Ce récit est intimement lié aux précédents. L’autobiographie s’insinue toujours dans la fiction, chez moi. On dit que Minh, mon personnage principal, me ressemble, mais pour bien raconter son histoire j’essaie de vivre à travers lui, donc oui, il me ressemble un peu. Pour nourrir mon personnage de fiction, j’inclus dans le récit des choses vécues, soit personnellement, soit par des membres de ma famille. Je puise beaucoup dans les récits de ma famille, dans la diaspora ou au Vietnam.
Dans les deux précédents albums, on voit que vos parents ne sont pas proches des communistes. Est-ce que le reste de votre famille a été déchirée par la guerre ?
Pas déchirée mais divisée, et ces dissensions se sont produites dans quasiment toutes les familles instruites ou citadines. Je dis cela car les habitants de la campagne étaient souvent aspirés par l’un ou l’autre camp, sans trop avoir de choix.
Dans ma famille, il y eut deux cousins de mon père qui choisirent le Viet-Minh dès 1946 ou 47, puis un autre devint membre clandestin du FLN au Sud-Vietnam dans les années 1960. Mais au nom de la pérennité du clan, ils ont toujours maintenu le lien. Il y avait des réunions au moment des fêtes un peu sacrées comme le Têt, le nouvel an. Pendant ces périodes de trêve, les différents politiques étaient mis de côté. Ceci m’a permis de retourner au Vietnam dans les années 1990 et d’entendre les récits vécus par la branche révolutionnaire de la famille, celle qui est restée au pays, tandis que les autres trouvaient refuge aux Etats-Unis, au Canada ou en France.
Qui est Minh, le personnage principal de votre histoire ? Que sait-il de la guerre qui l’attend ?
Minh est un jeune artiste-peintre de Hanoï. C’est un hédoniste, peu concerné par la politique. Il rêve de voir Paris, de visiter le Louvre, d’écouter Juliette Gréco à Saint-Germain-des-Prés. Pourtant son quotidien est cerné par la guerre, l’armée française dans les rues, la conscription pour l’Armée nationale (dite armée Bảo Đại). Mais la guerre n’est pas dans ses projets. Il est dans le déni. J’ai voulu qu’il ressemble sans anachronisme à des jeunes d’aujourd’hui qui vivent sans forcément se soucier de ce qui se passe autour d’eux. Son père est un haut fonctionnaire de l’État du Vietnam, État né de l’indépendance octroyée par la France en 1948. Minh est un privilégié insouciant. Son atterrissage dans la réalité va être violent.
Minh arrive à la campagne pour gérer les terres familiales, il n’imagine pas qu’il est en danger en tant qu’ennemi du peuple.
Dans les zones sous contrôle du Viêt-Minh, l’embrigadement à la manière maoïste fut poussé très loin à partir de 1949. C’est ce qui a d’ailleurs beaucoup gêné certains résistants de la première heure, ceux de 45 ou 46, ceux provenant de familles aisées ou lettrées. Les lettrés, par forcément riches, étaient très importants au Vietnam, ils représentaient quasiment une classe sociale. Les résistants issus de la classe bourgeoise ou lettrée combattant dans l’armée de libération furent parfois éliminés ou mis à l’écart, le Viêt-Minh cédant à l’influence maoïste croissante.
L’’aide massive apportée par la Chine de Mao a été bien souvent occultée, ou considérablement minimisée. Elle n’était ni désintéressée ni gratuite. Les Chinois ont imposé au Viet-Minh le venin de la haine de classe. Seuls paysans et ouvriers étaient valorisés et avaient droit de cité. Les autres, les bourgeois ou lettrés, devaient faire profil bas, taire leurs origines, éviter de montrer qu’ils lisaient le français, qu’ils chantaient des chansons françaises, qu’ils parlaient une langue étrangère, que leur famille était instruite ou possédante.
Arrivé dans son bourg de province, Minh découvre qu’il est passé sous contrôle du Viet-Minh. Pour sauver sa peau, Minh doit affirmer qu’il est un ami de la révolution et qu’il est justement venu pour s’engager dans l’armée du peuple. Il faut ajouter que je le fais arriver en pleine réforme agraire, fin 1953. Suivant le principe maoïste « la terre à ceux qui la cultive », les rizières sont confisquées et redistribuées aux paysans. C’est présenté comme une affaire de justice sociale, mais c’est surtout pour le parti le meilleur moyen de rallier la paysannerie à la révolution et l’inciter à prendre part à la grande contre-offensive générale. Jusqu’alors la paysannerie n’avait pas montré un enthousiasme débordant pour le Viet-Minh.
C’est aussi une campagne de terreur car Minh assiste dès son arrivée à des exécutions de « propriétaires ».
Oui, bien sûr. Cette réforme agraire est mal connue en Occident. Passée sous silence ou idéalisée, elle a pourtant traumatisé les Vietnamiens. On sait qu’environ 200 cadres vietnamiens sont partis en « formation » en Chine. À leur retour, pour organiser la réforme, ils s’installaient dans un village, chez les plus miséreux afin de savoir qui fait quoi, qui sont les possédants. Les paysans pouvaient dénoncer n’importe qui, assouvir des vengeances, etc. Ensuite, les cadres organisaient des procès publics théâtralisés, non sans avoir fait répéter aux témoins ou accusateurs la bonne gestuelle, les bons regards, les bonnes intonations. Toute une mise en scène était mise en place. C’est ce que Minh découvre quand il est arrêté par des miliciens aux abords de son village.
Pourquoi Minh est finalement incorporé dans l’armée ?
La réforme agraire s’est accompagnée d’un mouvement massif de conscription. Le temps du volontariat dans le Viêt-Minh est loin. Minh s’est présenté comme ami de la révolution, si bien qu’il est envoyé pendant trois mois en Chine où il subit un rude entraînement militaire, complété par un endoctrinement politique intensif. Comme il est peintre, il va intégrer une unité de propagande. Les artistes sont considérés comme un atout précieux, car presque tous les conscrits sont illettrés et les visuels sont jugés indispensables pour faire passer les mots d’ordres du Parti. Les artistes sont considérés comme des combattants et doivent mettre leur pinceau au service du Parti en produisant pictogrammes, illustrations, tracts et affiches de propagande. Minh voit bien qu’il n’a pas d’autre choix. Toute tiédeur est suspecte – et donc dangereuse – dans cet univers.
Vous racontez aussi qu’il est pris dans un élan indépendantiste.
Un désir ardent d’indépendance a existé, c’est indéniable, et Minh est emporté par l’élan patriotique animant le Viêt-Minh. Le patriotisme, le nationalisme de cette génération est un courant puissant et il s’appuie sur une culture ancestrale de lutte contre l’envahisseur. Le national-communisme vietnamien a su tirer parti de cette ferveur patriotique ancienne. Minh découvre le peuple vietnamien. Ses camarades viennent le plus souvent de la campagne. Il côtoie des gens qu’il n’aurait jamais fréquentés avant. Un grand esprit de camaraderie règne dans l’armée. Dans cette société militarisée où tout le monde est observé, épié, contrôlé, il existe dans l’armée une réelle solidarité aidant à supporter les conditions de vie très dures du front.
Vous m’avez dit que vous avez eu eu envie de donner un visage au combattant vietnamien, pourquoi ?
Dès l’enfance, je lisais des tas de récits sur les conflits d’Indochine, comme ceux de Bodard, Schoendorffer, Lartéguy, ou Jean Hougron. Ces auteurs connaissaient bien le Vietnam, mais ce qui me frappait, c’était parfois le côté cliché des portraits de l’adversaire vietminh. Dans ces récits, les combattants vietminh sont respectés, voire même admirés, mais les cadres politiques – les cán bộ chính trị – sont souvent caricaturés. Sans doute est-ce parce que c’est pendant leur dure captivité dans les camps viets que les Français ont eu l’occasion de côtoyer de près des cadres politiques du Viet-Minh. Ceux-là leur laissèrent souvent un souvenir détestable.
Je voudrais donner des soldats politisés de l’oncle Hô une image plus nuancée, plus multiple. Les mettre tous dans le même sac, c’est comme si on expliquait que pendant la Révolution française, tous les révolutionnaires étaient à l’image de Marat ou Robespierre. Cette idée me taraude depuis des années. Quand j’en parlais au Vietnam dans les années 1990, certains amis vietnamiens désabusés haussaient les épaules. Pour eux, c’était une idée d’occidental vivant loin des réalités du Vietnam. Pourtant, dans ma famille, j’ai connu des cousins et des cousines de mon père qui avaient choisi le camp de la révolution en restant intègres et en conservant leur humanisme.
J’ai aussi rencontré le commissaire politique de la division 312, une figure assez célèbre : le général Trân Dô. C’était un compagnon de Ho Chi Minh et de Giap depuis 1945. Un ancien du pénitencier de Son La. C’est lui qui est entré le premier dans le PC du général de Castries à Dien Bien Phu. C’était un homme de culture et ce militant qui avait toute sa vie fait partie du Comité central en fut exclu trois ans avant sa mort en 2002, car il avait déclaré que le Parti devait renoncer au monopole du pouvoir pour s’ouvrir au pluralisme. Il y avait aussi des hommes comme lui dans le Viêt-Minh. Trân Dô était commissaire politique, mais c’était aussi un chef courageux qui allait au combat avec ses troupes. Un meneur d’hommes.
Mais bon, je fais aussi ce livre pour dégriser certains admirateurs béats du communisme vietnamien, qui fut souvent très idéalisé, surtout par le passé. Pendant les conflits du Vietnam, une vision très romantique de la lutte de l’oncle Ho fut véhiculée et entretenue par bien des occidentaux. Il faut se souvenir que dans les années 1960 et 1970, une bonne partie de l’intelligentsia occidentale se pâmait devant le bon Mao et le doux Ho Chí Minh…
Pouvez-vous nous parler de deux personnages importants que Minh croise au front : Luong, une actrice de théâtre et Phú Long, un Français rallié au Viet-Minh ?
L’actrice fait partie d’une unité de propagande théâtrale. Là encore, l’influence chinoise est majeure. Ces troupes de théâtre n’étaient pas les Bunny girls qui amusaient les GI’s, car le Viet-Minh était une virtuocratie. Elles étaient là pour jouer au front ou à l’arrière des pièces édifiantes et éducatives. Des pièces chinoises furent adaptées au contexte vietnamien. L’intrigue était toujours la même, et on la retrouve aussi dans de petites BD ou sur des affiches politiques de l’époque.
C’est l’histoire de paysans pauvres, opprimés par des propriétaires terriens cruels et lubriques, qui sont libérés par l’Armée populaire. Les tyrans sont châtiés par un tribunal du peuple. Les rizières sont alors redistribuées et arrive le paradis terrestre. Le titre le plus connu est La Fille aux cheveux blancs. Les comédien.nes étaient considéré.es comme des combattants, au même titre que les soldats. Leurs conditions de vie étaient frugales.
Qui est Phù Long ?
C’est donc un Français rallié au Viet-Minh comme il y en a eu un certain nombre, ainsi que des Allemands, déserteurs de la Légion étrangère, des Maghrébins et même, en 1945, des Japonais. Phù Long – c’est son nom de guerre – est un rescapé de Mauthausen, un homme qui croit dans le communisme. Je ne l’ai pas caricaturé, pourquoi le faire. Il est sincère. Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Il ne faut pas oublier que pour un certain nombre de Français, Staline était un homme extraordinaire. En 1950, le poète Paul Eluard réalisa un film hagiographique à la gloire de Staline : L’Homme que nous aimons le plus !
Phù Long est excessif dans son idéalisme, il a la foi communiste. Il irrite Minh par son enthousiasme débordant. Il m’a été inspiré en partie par le personnage de Georges Boudarel, que j’avais rencontré avant que n’éclate « l’affaire Boudarel ».
On sait que l’art révolutionnaire est un art totalitaire mais vous le décrivez aussi comme un moyen d’alphabétiser des paysans.
Dans tous les mouvements révolutionnaires de gauche, il y a eu des campagnes d’alphabétisation démarrant dès que commençait la révolution. C’était bien sûr pour hisser le peuple à une certaine culture. Mais ce n’était pas totalement désintéressé. Ce n’était pas pour que le peuple lise Proust ou Stendhal, mais surtout pour qu’il puisse déchiffrer les slogans et lire la presse et la littérature autorisées.
Pour finir, quelle est la signification du titre 40 Hommes et 12 fusils ?
L’unité de propagande armée est l’embryon de l’armée populaire créée par Giap en 1945. Au début, les armes étaient rares, mais d’emblée le but primordial fut de diffuser la bonne parole, la doctrine du Viet-Minh. Plus tard, dans les UPA, on trouvait une quarantaine d’artistes en tous genres, dont le travail était de gagner les cœurs et les âmes. Une douzaine de soldats en armes protégeaient la troupe, et leur présence était aussi faite pour impressionner les villageois que l’unité visitait. En même temps, ils surveillaient les artistes. Dans les villages, le groupe de protection de l’UPA était aussi chargé de repérer les éléments hostiles ou tièdes, et, au besoin, de les éliminer… Ces unités étaient la cheville ouvrière de la guerre révolutionnaire, qui convainc par la persuasion et par la peur, ralliant ouvriers et paysans de gré ou de force.
40 hommes et 12 fusils. Marcelino Truong (scénario et dessin). Denoël Graphic. 296 pages. 28,90 euros.
Cet entretien est publié en collaboration avec les Editions Perrin dans le volume 1 du mook De la guerre.