Exposition “Aux origines de la bande dessinée : l’imagerie populaire” à Epinal : évolutions et filiations vers le 9e art
Le cheminement artistique vers la bande dessinée moderne (comprendre celle du XXe siècle) est de mieux en mieux connu des spécialistes, mais pas forcément du grand public. Avec l’exposition “Aux origines de la bande dessinée : l’imagerie populaire” (jusqu’au 2 janvier 2022), le Musée de l’Image d’Epinal a la très bonne idée de faire le point sur une mutation qui a lieu pendant tout le XIXe siècle et de montrer l’importance de l’imagerie populaire dans cette trajectoire. Panorama d’une présentation passionnante et très instructive, d’une grande richesse documentaire.
Le musée de l’Image d’Epinal, créé en 2003, se devait de monter une exposition d’envergure dédiée à la bande dessinée. Avec “Aux origines de la bande dessinée : l’imagerie populaire”, l’établissement spinalien s’empare du sujet dans le cadre historique qui lui est dévolu, du XVIIIe siècle à la Première Guerre mondiale. L’idée de dérouler sur plus d’un siècle l’évolution des “histoires en images” (le terme “bande dessinée” n’apparaît que pendant l’entre-deux-guerres), jusqu’à l’apparition de la bande dessinée moderne, est excellente. Celle de prendre comme conseiller scientifique Antoine Sausverd, expert des littératures graphiques du XIXe siècle et rédacteur en chef du remarquable site Töppferiana *, ne l’est pas moins. Le résultat est un tour d’horizon très instructif de l’évolution du medium.
A travers ce tour d’horizon de plus d’un siècle, c’est une coupe stratigraphique des origines de la bande dessinée qui se dévoile aux yeux des visiteurs. L’exposition prend pour point de départ l’imagerie de la fin du XVIIIe siècle, qui tente de raconter une histoire en décomposant le récit en plusieurs saynète à l’intérieur d’une seule image. Ce procédé, que l’on peut retrouver dans certains tableaux du Moyen Âge qui déplacent un personnage sur un décor unique (procédé repris dans certaines grandes cases de bande dessinée), n’est pas toujours très lisible, mais a le mérite d’introduire une vraie narration.
L’étape suivante apparaît au début du XIXe siècle, lorsque des imagiers parisiens décident de s’affranchir de l’image unique en extrayant les saynètes (décrites plus haut) pour les aligner sur un fond blanc. Un récitatif est souvent ajouté sous la vignette pour rendre l’action plus compréhensible (on peut noter qu’à peu près à la même époque, en Angleterre, les dessinateurs satiriques utilisent des bulles pour faire parler leurs personnages). Dans un premier temps, les cases sont de taille égale, réparties en deux lignes de trois, ou plus fréquemment en quatre lignes de quatre. On s’approche ici de la structure d’une planche de bande dessinée, communément appelée “gaufrier”. Au fil du temps, des cases de tailles différentes apparaissent dans cette belle homogénéité orthogonale. La narration repose ici sur une succession de scènes jalons du récit. Il n’y a pas encore de véritables séquences découpées en plusieurs cases.
Avec le Suisse Rodolphe Töpffer (1799-1848), les histoires en images basculent dans une autre dimension. Même si lui non plus n’utilise pas de bulles, il introduit dans la narration des effets inédits pour son époque. “Chacun de ces dessins est accompagné d’une ou deux lignes de texte, écrit-il dans la préface de l’Histoire de monsieur Jabot . Les dessins, sans ce texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original, qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’à autre chose”. Töpffer sent qu’il tient, avec les huit histoires qu’il dessine entre 1827 et 1844, un mode d’expression nouveau, qui lui survivra.
Le dessinateur suisse avait vu juste. Très rapidement, d’autres artistes s’inspirent très clairement de ses œuvres (on peut même parfois parler de plagiat). L’exposition en montre quelques exemples avec des noms aussi connus que Cham (1818-1879) ou Gustave Doré (1832-1883) **. Par l’intermédiaire de ces héritiers de Töpffer, c’est la presse satirique, dont ils sont des fers de lance, qui prend le relais. Les histoires en images y trouvent un port d’attache très accueillant. Toutes les revues utilisent ce médium et les plus grands s’y frottent avec succès : Adolphe Léon Willette (1857-1926), Caran d’Ache (1858-1909) et Benjamin Rabier (1864-1939) par exemple.
L’imagerie populaire, qu’elle soit d’Epinal (maison Pellerin) ou de Paris (maison Quantin), n’est pas en reste. Elle propose en effet des planches dessinées, souvent en quatre bande, pas toujours en gaufrier, où la plus grande inventivité est de mise. C’est dans ces historiettes pour enfants que s’épanouit la crème des dessinateurs de presse engagée pour dynamiter les vieilles illustrations moralisateurs. S’appuyant sur les histoires en images de leurs aînés, les Théophile Alexandre Steinlein (1859-1923), Firmin Bouisset (1859-1925), Christophe (1856-1945) et autre O’Galop (1867-1946) – sur qui l’exposition fait un focus – s’en donnent à cœur joie pour expérimenter et faire évoluer ce qu’on appellera bien plus tard le 9e art. Le succès est phénoménal, au point d’être connu de l’autre côté de l’Atlantique (les similitudes entre deux planches de Little Nemo par Winsor McCay et celle de Job et de Rip – cette dernière choisie pour l’affiche de l’exposition – sont en ce sens très éclairantes, voir ci-dessous). L’étape suivante est la publication d’histoires en images de plusieurs pages comme La Famille Fenouillard (série apparue en 1889) et Les Facéties du Sapeur Camember (série apparue en 1890) de Christophe, Bécassine (créé en 1905) de Emile Joseph Porphyre Pinchon ou Les Pieds Nickelés (créés en 1908) de Louis Forton. Mais ceci est une autre histoire.
* : Cases d’Histoire lui avait donné la parole en novembre 2015 dans le cadre de son intervention aux… Rencontres de l’image d’Epinal.
** : Les éditions 2024 font un remarquable travail patrimonial en publiant depuis 2013 des recueils des histoires en images de Gustave Doré. Citons Des-Agréments d’un voyage d’agrément, Histoire de la Sainte-Russie et Les Travaux d’Hercule.
Exposition “Aux origines de la bande dessinée : l’imagerie populaire”.
Jusqu’au 2 janvier 2022.
Musée de l’Image, 42 quai de Dogneville, 88000 Épinal
Plein tarif : 6 €
Tarif réduit : 4,50 €
Moins de 18 ans : 1 €
Des-Agréments d’un voyage d’agrément. Gustave Doré (scénario et dessin). 2024. 64 pages. 19 euros.
Histoire de la Sainte-Russie. Gustave Doré (scénario et dessin). 2024. 112 pages. 26 euros.
Les Travaux d’Hercule. Gustave Doré (scénario et dessin). 2024. 112 pages. 26 euros.