Avec Roma, tous les chemins partent de Troie
« La mythologie n’est pas du mensonge, mais la mise en scène d’une réalité passée », se plaisait à dire Georges Dumézil. Pour tous les anciens discipuli qui n’auraient pas goûté aux délices de la mythologie gréco-romaine, le premier tome de la saga Roma offre une session de rattrapage. Retrouvons donc Enée, qui part fonder la nouvelle Troie sans se douter qu’il accomplit ce faisant la volonté infernale d’une déesse souillée par deux Troyens…
Troie, sa guerre, ses murailles, ses héros légendaires, son siège, et la ruse finale du divin Ulysse… Mais dans Roma, la malédiction, Adam, Boisserie, Convard et Penet délaissent les chants homériques pour s’emparer du mythe de la fondation de Rome. Plusieurs auteurs grecs et latins tardifs raccrochent en effet la naissance de la ville éternelle à la fuite d’Enée de Troie, livrée aux flammes par les Achéens. Dès les premières cases de l’album entrent en scène deux Troyens intrépides, le général Léonidas et son comparse, le prêtre Aquilon. Ils s’imaginent défier la mort sans se douter un seul instant qu’ils seront bientôt les jouets d’une vengeance implacable… Quel crime ont-ils commis ? Dans leur jeunesse, ils ont ensemble violé et engrossé Ker, une jeune femme d’une grande beauté. De ces ébats naîtront deux filles, la brune Thaïs et la blonde Athanéa. Ce que nos deux Troyens ignorent, c’est qu’ils ont souillé une déesse, et que leur acte odieux va déclencher les foudres et la vengeance de Nyx, la mère de Ker. Comme les Atrides en leur temps, le sang de Léonidas et d’Aquilon est maudit et porteur d’une malédiction qui va peser sur leurs familles pour l’éternité.
Revenons au récit. Alors que s’achève la première année du siège de Troie, Léonidas et Aquilon sont troublés par deux beautés, surgies de nulle part, qui leur promettent l’aide des dieux si leur cité accorde asile et offrandes au Palladium, une mystérieuse statuette d’orichalque. Ils acceptent et confient le culte de l’idole à ces deux femmes, en réalité Thaïs et Athanéa, qu’ils n’ont pas reconnues. Pour que la vengeance de Nyx s’accomplisse parfaitement, à l’instar du cycle œdipien, Léonidas et Aquilon succombent aux charmes des deux prêtresses, les épousent, et enfantent dans l’inceste : la malédiction se poursuit.
Patiemment, pendant les huit années suivantes, Nyx tisse sa toile dans la cité d’Ilion. Il ne lui reste plus qu’à semer la discorde entre le général et le prêtre, par leurs enfants interposés. Aquila, la fille du prêtre tue sa cousine Hélène pour demeurer seule prêtresse du Palladium. Elle ignore qu’elle est elle-même instrumentalisée, et perpétuera plus tard la lignée maudite en donnant à Énée deux jumeaux. La malédiction se greffe dans la matrice de Rome.
Plaçant leur travail sous les auspices de Gilles Chaillet, les auteurs ont su donner à leur version du mythe énéen une dimension tragique à souhait. Le génie d’Homère s’en trouve presque un instant éclaboussé par la lumineuse trouvaille sur la genèse du cheval d’Ulysse. L’éternité de Rome ne serait-elle suspendue qu’à la volonté des dieux ? Munis d’une telle feuille de route, Penet parvient à traduire dans cet album les pulsions exacerbées et contradictoires de tous les personnages, écrasés par leur destin et sourds aux imprécations de Cassandre. La belle mise en images du récit de Tite-Live sur la fondation de Rome, enrichie de l’incrustation du Palladium dans une grotte pensée pour être son tombeau, finissent d’aiguiser l’appétit du lecteur. Qu’adviendra-t-il de cette idole, dont les scénaristes ont fait la clé des 13 épisodes de la saga ? La réponse dans Vaincre ou mourir publié dès cet été, puisque les éditions Glénat ont annoncé un nouvel épisode tous les 6 mois.
Roma. Eric Adam, Pierre Boisserie et Didier Convard (scénario). Régis Penet (dessin). Nicolas Bastide (couleurs). Glénat. 56 pages. 14,95 €.
Les 5 premières planches