Avril Tembouret : “Yves Chaland a fait en dix ans ce que d’autres ont passé une vie à accomplir”
L’énigme Chaland, c’est l’empreinte immense laissée par un petit génie de la BD des années 1980, disparu trop tôt, après seulement une dizaine d’années de carrière et une poignée d’albums. C’est aussi le titre du documentaire dans lequel Avril Tembouret lève un coin du voile qui recouvre la personnalité et le talent du jeune créateur. A travers les témoignages d’artistes qui l’ont connu, admiré, côtoyé, le portrait d’Yves Chaland se dessine, et des pistes apparaissent pour expliquer une œuvre jalon dans l’Histoire de la bande dessinée franco-belge. Retour avec Avril Tembouret sur la réalisation d’un documentaire passionnant et émouvant.
Cases d’Histoire : Pourquoi avoir choisi de parler d’Yves Chaland ?
Avril Tembouret : Ça remonte à plus d’une dizaine d’années, bien avant que je fasse des documentaires sur la bande dessinée [NDLA : Avril Tembouret a également réalisé Laurent Vicomte, Entretemps – L’Histoire de la page 52 – Les Couleurs de la page 52 – Valérian, histoire d’une création et La journée]. J’avais envie d’aller vers Chaland et comprendre ce qu’il y avait derrière. J’étais attiré par une œuvre, captivé par ce qu’elle contenait. J’étais fasciné. Assez rapidement, j’ai pensé à faire un film. Très vite j’ai évacué le documentaire biographique. Je n’ai pas ce talent. Et je me suis vite rendu compte que ce n’était pas la vie de Chaland qui m’intéressait.
A force de faire des recherches, je me suis aperçu que je n’étais pas le seul à être fasciné par ses albums. Sans savoir vraiment pourquoi. Aujourd’hui, Yves Chaland n’est pas connu du grand public. Son œuvre est très réduite, une douzaine d’albums. Et pourtant, il a fait en dix ans de carrière ce que d’autres ont passé une vie à accomplir. C’est une lourde perte. On ne saura jamais jusqu’où il aurait pu aller. Il est comme un météore. On aurait pu penser qu’il allait rapidement être oublié. Et pourtant non. Il est resté dans les mémoires. Pourquoi, comment ? Il y a toujours un point d’interrogation qui surgit, même chez ses proches. J’avais envie de filmer cette chose invisible.
Le lieu de tournage est absolument stupéfiant. Une pièce atelier conservée presque telle quelle, avec tous les pinceaux, les crayons de Chaland.
J’ai passé ma jeunesse dans le quartier où habitait Chaland. J’avais envie d’en savoir plus. Peut-être s’était–on croisés ? L’appartement qu’il occupait, où habite toujours Isabelle Beaumenay-Joannet, qui a été sa femme et sa coloriste, est le trait d’union entre un passé révolu et autre chose aujourd’hui, entre la fiction et la réalité. Quand je suis allé à Bruxelles pour interviewer Benoit Poelvoorde, ça m’a fait le même effet avec une ville enracinée dans l’oeuvre de Chaland.
Dans la vie, Yves Chaland était mystérieux, toujours là sans être là. A l’intérieur de l’appartement, malgré son absence, on ressent une présence très forte. Les gens qui l’ont connu ont encore ce sentiment. Dans le film, Yann dit d’ailleurs qu’avec le temps, il a de plus en plus l’impression qu’il va réapparaître sans crier gare, comme si de rien n’était.
Comment s’est fait le choix des intervenants ?
C’est un film qui s’est écrit pendant un an. J’ai d’abord pris contact avec Isabelle, qui est l’ayant-droit de Chaland. J’ai donc d’abord obtenu son consentement. Elle m’a alors aiguillé vers des personnes. Ces rencontres ont alimenté l’écriture du documentaire. Je voulais plusieurs générations d’artistes. Des frères d’arme comme Serge Clerc, Frank Margerin, Floc’h. Des gens qui l’ont connu de son vivant et l’ont considéré comme un sorte de maître (François Avril, Charles Berbérian). Et des gens qui n’ont pas connu Chaland (Zep, Simon Roussin) ou qui n’ont rien à voir avec la bande dessinée (Bruno Gaccio, qui a rencontré Chaland quand il était jeune, Benoit Poelvoorde dont le premier film, C’est arrivé près de chez vous, est un hommage à Chaland). Au bout d’un an, j’avais fait ma récolte, en me résignant à ne pouvoir intégrer dans le film quelqu’un comme Jean-Pierre Dionnet, qui m’a beaucoup aidé mais que je n’ai pas pu filmer, faute de disponibilité.
Quand on connaît Chaland, on est un peu surpris de ne pas voir Isabelle Beaumenay-Joannet, le témoin principal de la vie de l’artiste, intervenir dès le début du documentaire.
Isabelle a été la première personne qui a accueilli mon projet et qui m’a soutenu. Dès le départ elle a été un soutien. Très vite j’ai senti qu’on était partenaires. L’idée de la filmer est venu très tard. J’y avais pensé mais j’avais une forme de pudeur. Peut-être que j’imaginais qu’elle ne le souhaitait peut-être pas. C’est au cours du montage qu’il s’est passé une chose extraordinaire pour un documentariste : Isabelle a trouvé une boite dans sa cave avec des films Super 8. Elle me l’a confiée. Et j’ai été bouleversé de découvrir des films réalisés par Yves Chaland. En les visionnant, j’avais l’impression d’être à sa place derrière la caméra. D’emblée, je me suis dit que ces images devaient être dans le film. Mais mon monteur m’a dit « comment justifier ces archives ? ». J’ai compris qu’il fallait que je fasse intervenir Isabelle comme passeuse de l’œuvre de Chaland. Il fallait bien sûr qu’elle arrive assez tôt dans le film. Mais on ne devait pas tout dire dès le début. Je voulais d’abord la filmer comme une présence dans son appartement. Je ne voulais pas l’aborder frontalement. Je voulais montrer comment on entre petit à petit dans un univers.
Comment avez-vous travaillé pour faire le plan du film ?
Il y a plusieurs manières d’écrire un documentaire. Celui-ci avait besoin d’être très préparé. J’ai écrit la totalité du squelette du film avant le tournage, après avoir fait des entretiens préparatoires avec tous les intervenants pour trouver les thèmes. Ensuite ont eu lieu les enregistrements filmés, qui duraient plus de deux heures pour pouvoir faire accoucher mes invités. Ce documentaire est un journal filmé, au gré des rencontres. Il y a un narrateur, porté par ma voix, qui fait le lien entre les personnes. Je voulais donner la forme d’une enquête. Une enquête sans fin parce qu’il aurait fallu filmer Chaland en train de dessiner pour comprendre le mystère. Le travail de montage a été très long, il a duré 6 mois. Tous les intervenants avaient quelque chose à dire, c’était passionnant. Il a fallu du temps pour écrémer.
Il y a des scènes avec une grande émotion, inattendues dans un documentaire de ce genre. Comment est-ce venu ? Et avez-vous eu la tentation d’arrêter la caméra dans ces moments là ?
Les scènes d’émotion sont venues d’une manière naturelle et sans préparation. Je ne m’attendais pas à ce que le lien émotionnel soit encore aussi puissant pour certains. François Avril et Charles Berbérian parlent de Chaland comme s’il était mort depuis seulement quelques années. Ça en dit beaucoup sur l’impact d’un créateur. Je n’ai pas voulu bloquer ces moments là. Quand on est en train de filmer, on ne connait pas la valeur de ce que l’on filme. On n’est pas capable de choisir à cet instant là. C’est devant la table de montage qu’on peut faire les choix. Quand un instant d’émotion surgit, on est ému et à la fois gêné. D’emblée, je ne pensais pas mettre la séquence de François Avril dans le film, je ne suis pas un voyeur. Mais ce qui se jouait là était magnifique. Beaucoup plus puissant que des mots. Ça racontait une chose bouleversante. Il a côtoyé Chaland cinq ou six ans, il a maintenant 60 ans, et pourtant il est toujours ému. Bien sûr, il a fallu doser, arrêter au bon moment.
Quels sont vos projets en lien avec la bande dessinée ?
Je suis encore en phase de réflexion pour un prochain documentaire sur la bande dessinée. Je travaille en ce moment sur la partie filmée d’une pièce de théâtre, une pièce qui adapte Le Voyage de G. Mastorna, un film inachevé de Federico Fellini au théâtre du Vieux-Colombier. Ce n’est d’ailleurs pas si éloigné que ça de la bande dessinée car Milo Manara l’a adapté en 1992 en bande dessinée, avec le Maestro.
En ce qui concerne L’Enigme Chaland, le film sera projeté en ma présence pendant le festival Pulp, le 7 avril. Le DVD devrait sortir dans l’année.
L’Enigme Chaland. 86 minutes. 2018 / Un film de Avril Tembouret / Avec Frank Margerin, Serge Clerc, Isabelle Beaumenay-Joannet, Bruno Gaccio, François Avril, Charles Berbérian, Floc’h, Zep, Simon Roussin, Yann Lepennetier et Benoit Poelvoorde