Colette Magny, chanteuse engagée contre vents et marées
Avec Colette Magny, Yann Madé nous entraîne sur les traces de cette chanteuse et compositrice (1926-1997) tombée dans l’oubli de par ses engagements et son parcours hors des sentiers battus. Cette enquête sur l’artiste et les raisons de son effacement des mémoires nous permet de revivre une tranche d’histoire de la chanson française, de l’histoire de France et même de l’histoire du monde de la fin années 1960 aux années 1990, car ses chansons sont autant de cris de révolte contre toutes les oppressions subies par les peuples de son époque.
A la fin des années 1950, cette future « communiste », dans le sens de la définition rappelée en dernière page de l’ouvrage (p.111) « commun, universel, partagé », travaille comme secrétaire bilingue pour l’OECE (qui deviendra OCDE après 1961 *), dont l’objectif est de favoriser l’américanisation de l’Europe de l’Ouest ! Ce « contre »-emploi lui permet d’approfondir son anglais et de connaître les chansons nord-américaines, mais également de fréquenter toute une bande de fans de Jazz, dont Claude Luter. Elle se met donc à chanter et, à 36 ans, abandonne tout pour la chanson. En 1963, elle connaît ses premiers succès en passant au « Petit conservatoire de Mireille », sorte de télé-crochet dans laquelle sa voix est remarquée. Elle signe avec une maison de disque et produit Melocoton qui fut son grand tube et avec lequel elle est encore un peu connu aujourd’hui.
C’est par cette chanson que commence très justement l’album, parce que Melocoton est l’arbre qui cache la forêt, la chanson qui éclipse les autres et réduit l’artiste autrice à cet unique titre, comme Gaby pour Bashung ou le Mia pour IAM, et crée un malentendu, au sens d’artiste mal-entendue. Melocoton est une histoire étrange d’amitié et de questions sur l’amour, un peu éloignée de ce que sera le répertoire de Colette Magny.
Ce qui donne tout son attrait à cette chanson c’est la voix grave et prenante de Colette Magny (Mais il faut également aller écouter la reprise de House of the Rising Sun ou de Didn’t My Lord Deliver Daniel, dont on ne sort pas indemne). Sachant qu’il ne peut rendre cet élément essentiel, Yann Madé a eu l’idée géniale de représenter chaque chanson illustrée dans le style d’un auteur de BD que la chanson lui inspire. Pour Melocoton c’est Robert Crumb (mais il réutilise aussi Moebius, Disney, Quino, Baru, Reed Waller, Félix Valloton, Ernest Pignon-Ernest, Franquin, Manuel Vasquez, Art Spiegelman, Joe Sacco, Florence Cestac, Tardi…). Et ça fonctionne à merveille pour donner une certaine ambiance de la chanson, et on ne peut s’empêcher, lorsqu’un morceau est cité, d’aller le chercher sur Internet pour l’écouter !
Ironie de l’histoire, Melocoton permet à Colette Magny de passer à l’Olympia en lever de rideau de Sylvie Vartan et Claude François, chanteurs dont elle sera le stricte contraire !
La suite ? Des chansons de plus en plus engagées, pour rappeler que les « Trente glorieuses » ne le furent pas pour tout le monde. Mais aussi des chansons tendres parlant de la vie des humbles. Elle commence sa carrière avec la guerre d’Algérie dont la violence détermine son engagement politique. Mais elle reprend aussi les grandes chanteuses noires (Bessie Smith, Billie Holiday,…) sans jamais se laisser enfermer dans un style.
Elle chante également et surtout les petites gens et les grandes colères contre son époque. Aussi, très rapidement, elle est censurée par l’ORTF, ses disques étant rayés au stylet. Elle s’en moque et rompt son contrat avec CBS en 1964 pour intégrer « Le Chant du monde » (Harmonia Mundi depuis 1993), label proche du PCF qui publie Cora Vaucaire, Ferré, Mouloudji, Bernard Lubat, Marc Perrone… Elle s’y sent en famille, une famille loin du modèle bourgeois.
Ainsi, en 1964, elle écrit Je suis majeure avec un texte faussement naïf d’une jeune fille qui s’étonne des non dits de la société française, comme la faim dans le tiers-monde, à laquelle on répète « On verra plus tard quand tu seras majeure ». La chanson se conclut sur « Bien sûr je suis majeure, mais je n’ai toujours rien compris ».
En 1967, sa chanson titre est Vietnam 67, consacré à la défense de la libération du Vietnam, dans laquelle elle raconte du point de vue d’un vietnamien. Étrangement, une phrase fait écho à Melocoton : « fraternité toujours mais avec le peuple opprimé »
Elle est bien sûr de 1968, à sa manière. Elle part pour Besançon et rejoint le groupe Medvedkine ** de Chris Marker dont font partie René Vautier, Mohamed Zinet, William Kelin, Agnès varda et Jean-Luc Godard et qui donne le matériel aux ouvriers pour qu’ils puissent filmer. Il s’agit bien de faire AVEC les ouvriers et non SUR. Colette Magny enregistre alors différents morceaux au gré des rencontres, en donnant la parole à ceux et celles qu’elle juge opprimé·es et elle s’en inspire également. L’oppression des faibles, la lutte des plus pauvres, la révolte contre l’injustice du monde des puissants restera son fil rouge tout au long de sa carrière. Revers de la médaille, elle sera cataloguée « Chanteuse pour usines en grève » et gauchiste !
Dans les années 1970, elle connaît des hauts et des bas. Avec Maxime Le Forestier et sa compagne Mara, elle se bat pour le Chili en chantant trois chansons de Violetta Parra et Victor Jara. Elle est de toutes les luttes, de toutes les insoumissions. Elle revient à l’Amérique du nord, mais l’Amérique noire, avec l’album Répression en 1972 et les titres Babylon-USA, black panther party et Répression, album qui donne lieu à la magnifique pochette d’Ernest Pignon Ernest. Elle opte également pour le free-jazz.
Yann Madé explique parfaitement la raison du soutien de Colette Magny aux Black Panthers, mais il va plus loin, et on aime aussi dans cette BD ses fulgurances, qui résument magistralement l’évolution de la musique et de la société de cette époque en lien avec la question noire (pages 49 à 56), le tout dans un noir et blanc très expressif, parfois teinté de tons pastels variant au gré des chapitre.
De même, sur le thème de la répression, l’auteur multiplie les clins d’œil à d’autres époques : la chanson Répression est illustrée par une reprise du dessin de Félix Valloton, La Charge, de 1893 (page 57) mais aussi par la pochette de l’album du même nom de Trust en 1980 et par la photo des lycéens de Mantes forcés de s’agenouiller par la police en 2018.
Colette Magny est de toutes les révoltes et chaque combat donne lieu à une chanson comme un manifeste de sa colère ou de son soutien : la cause basque avec Camarade curé en 1972, Mahmoud et Jacob en 1977, qui dénonce deux exclusions , celle du Palestinien et du Juif, La pieuvre chanson ironique sur les conditions des ouvriers de la grande industrie.
En même temps elle multiplie les expériences musicales avec des mix, des collages sonores et des samples (ce qui explique qu’elle est connu des certains rappeurs), et participe à un big band à géométrie variable issu de l’AR-FI dont le nom est tout un programme (association à la recherche d’un folklore imaginaire), créé à Lyon en 1977 et qui joue dans les foyers d’immigrés. Colette Magny continue sur cette voie et sort trois albums dans les années 1980 dont Thanaka, et n’ayant pas l’autorisation d’y mettre tous ses textes, le disque sort quand même mais avec une face vierge ! C’est aussi Kevork, ou le délit d’errance en 1989, dans lequel on trouve le titre Quand j’étais gamine qui évoque un viol. Elle dira plus tard à la
radio avoir été violée par son oncle à huit ans et demie et être devenue très corpulente ensuite, ce qu’elle restera toute sa vie.
Procédant par petites touches, au gré des rencontres et de la mémoire, Yann Madé nous fait revivre à la fois l’intime chez Colette Magny et le contexte historique de cette époque. Les années 1990 sont celles de l’oubli : Colette se fait plus discrète du fait de ses problèmes de santé, d’argent (son dernier disque est sorti grâce à une souscription) et de son caractère… car Yann Madé ne fait pas une hagiographie, il dévoile aussi ses erreurs (sur Cuba, les pays d’Europe de l’Est) et les défauts de Colette Magny : invitée en 1993 à La Chance aux chansons, elle déclare : « Pourtant je n’ai pas le courage des terroristes ! ». Trop radicale, trop exigeante, elle disparaît de la scène médiatique puis de la scène, malgré le concert hommage de Marseille en 1996, mais elle n’a pas été oubliée car ils sont nombreux à reprendre Colette.
Axelle Red en parle : « Je cherchais la Joan Baez française. C’est une chanson que l’on n’entend plus beaucoup. J’ai été surprise de m’apercevoir que personne ne l’avait reprise. J’ai été heureuse de découvrir cette femme avec cette voix de blues incroyable. Elle était quelqu’un d’engagé, du coup, je me suis beaucoup reconnue dans son personnage. C’est en cherchant sur Internet que je suis tombée sur Colette Magny. Pour moi, cela a été une découverte formidable ». Le rappeur Orelsan sample la chanson J’ai suivi beaucoup de chemins pour son titre Mes grands-parents sur la réédition Épilogue de l’album La fête est finie, sortie en 2018. Olivia Ruiz lui rend hommage (p.87) lors d’une émission sur France Inter en 2016. Et puis il y a celles et ceux qui la reprennent dans leur tour de chant : Catherine Ribeiro, Faïza Kaddour, Lila Tamazit, Francesca Solleville, Anne-Marie Fijal, le rappeur Rocé, Jean-Marc Le Bihan.
Véritables documents historiques et poétiques, on entend dans ses textes l’histoire des luttes des années 1960 aux années 1990 : de la révolution cubaine à mai 68, de la guerre du Vietnam aux combats des Black Panthers, des luttes ouvrières au féminisme. Laissons pour finir la parole à Yann Madé (p.94) : « Féministe radicale […] elle voulait surtout une humanité libérée et chacun trouvera, à coup sûr, une raison d’aimer Colette Magny ! » Colette Magny ? C. Magny fit que !
Films
Sur les pas de Colette Magny de Pierre Prouvèze
Emissions de radio
Toute une vie, sur Colette Magny (France Culture)
Les Nuits de France Culture, sur Colette Magny
Bande dessinée
Underground – Grandes Prêtresses du Son et Rockers Maudits d’Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog, éditions Glénat, 2021
Discographie sélective de l’album
-1963 : Melocoton (CBS) – 1964 : Frappe ton cœur (Le chant du monde) – 1967 : Vietnam 67
(Le chant du monde) – 1968 : Magny 68-69 (Le chant du monde) – 1970 : Feu et Rythme –
Grand prix de l’Académie Charles Cros (Le chant du monde) – 1972 : Répression (Le chant du
monde) – 1974 : Transit (Le chant du monde) – 1976 : Visage-Village (Le chant du monde) -1984
: Chansons pour Titine (Le chant du monde) – 1989 : Kevork ou le Délit d’errance (Production
Colette Magny) – 1991 : Inédits 91 (Production Colette Magny).
* organisation internationale européenne fondée le 16 avril 1948. Son objectif général est « la réalisation d’une économie européenne saine par la voie de la coopération économique de ses membres ». À cette fin, elle a pour missions de répartir les crédits accordés par le plan Marshall entre les pays de l’Europe occidentale, et de mener à bien un « programme de relèvement européen » notamment par la libéralisation des échanges commerciaux et financiers.
** L’activité des groupes Medvedkine constitue une expérience sociale audiovisuelle menée par des réalisateurs et techniciens du cinéma militant en association avec des ouvriers de la région de Besançon et de Sochaux entre 1967 et 1974. Pendant cette période, les films réalisés par les ouvriers sont produits et distribués par la société de production indépendante ISKRA-SLON fondée par Chris Marker et Inger Servolin. Le nom des deux groupes a été choisi en hommage au travail du réalisateur soviétique Alexandre Medvedkine. Source : wikipédia
Colette Magny, Les petites chansons communistes. Yann Madé (scénario, dessin, couleurs). Jarjille. 112 pages. 16 euros.
Les dix premières planches :