Dans 20 ans en mai 1871, Tardi règle son compte au Thiers immonde dans le cimetière du Père-Lachaise
Les éditions Martin de Halleux lancent au monument Tardi le défi de raconter une histoire en 25 images sans paroles, cahier des charges de la collection oblige. On sait l’attachement viscéral du père d’Adèle Blanc-Sec au Paris populaire et à son histoire. Point d’ancrage de son œuvre et de sa vie, le cimetière du Père-Lachaise devient tout naturellement le théâtre d’une courte et fatidique promenade. Sentant sa fin proche, un homme qui a eu 20 ans en mai 1871 se rend sur la tombe d’Adolphe Thiers pour lui rendre un ultime hommage à la hauteur de son abhorration.
Pourquoi Jacques Tardi aime-t-il autant le Père-Lachaise ? À sa décharge, il n’est pas le seul : ce cimetière dans le 20e arrondissement de Paris est devenu, au fil des décennies, un haut-lieu du tourisme mondial, une destination de pèlerinage un tantinet païen où les uns qui rendent grâce aux génies disparus côtoient d’autres tentant de capter leurs vibrations mystiques.
Pour Tardi, ce lieu représente avant tout un fantastique livre d’Histoire à ciel ouvert, où, au gré de ses déambulations, il voit défiler plusieurs siècles du passé de Paris et plusieurs générations de Parisiens, célèbres ou inconnus. Ce décor idéal et fantasmatique a donc, depuis longtemps, inspiré l’artiste qui le contemple à l’envie depuis les fenêtres de son atelier. Plus que les tribulations de la farfelue Adèle Blanc-Sec * dans le Paris des années 1920, il faut évidemment mentionner Le Cri du Peuple ** et son tome 4, lorsque Tardi détaille, entre les pages 70 et 73, les derniers combats farouches dans l’enceinte même du cimetière au terme de la « Semaine sanglante », le 28 mai 1871. La boucle semble se boucler : ce court récit en 25 images va nous ramener sur l’un des sites favoris de la géographie tardiesque, mais par laquelle de ses allées ?
25 images en noir et blanc, pas une de plus, et cette fois, une gageure supplémentaire : faire crier le peuple sans une seule parole. L’une des raisons qui a pu motiver Tardi à relever le défi s’appelle Frans Masereel (1889-1972). Ce grand maître belge, graveur, peintre et illustrateur passe pour le précurseur du roman graphique. Mais il tient une place de choix dans le cœur de Tardi car, comme lui, il a été profondément marqué par la boucherie de 1914-1918. Son œuvre maîtresse, Mon Livre d’Heures ***, a d’ailleurs été republiée avec cinq autres, aux éditions Martin de Halleux et préfacée par… Jacques Tardi. Si on ajoute à la filiation idéologique (tendance libertaire) la référence aux 25 images de la passion d’un homme, publié en 1918 par Masereel, on comprend pourquoi Tardi s’est assis devant sa planche à dessin pour s’initier au récit purement iconographique, dans la posture du disciple.
Comme le rappelle l’éditeur, cette collection dépourvue de tout phylactère et didascalie n’en demeure pas moins profondément littéraire. Il s’agit donc de raconter une histoire. Dans une interview donnée récemment ****, Tardi fait le lien entre le vieillard tremblant quittant son pavillon de banlieue à l’image 1 et la scène de combat dans le cimetière (Le Cri du peuple, tome 4, page 70, voir plus haut). Il envisage son héros comme un acteur ou un simple témoin des affrontements du 28 mai 1871. En tout état de cause, s’il fut au nombre des Communeux repliés dans la nécropole pendant la « Semaine sanglante , il en a réchappé, ainsi qu’au massacre sordide qui clôt la Commune, quand sont fusillés 147 personnes le long du Mur des Fédérés. Imaginons un instant que cet homme arrivant devant l’entrée du cimetière (image 11) puisse être un ancien soldat de l’armée des Versaillais, réalisant au crépuscule de sa vie que si l’idéal de fraternité de la Commune avait triomphé, le cours de l’Histoire en fût radicalement changé. Alors, pris d’un insondable remords, pourquoi n’irait-il pas jusqu’à la division 48 du cimetière, non loin de la tombe de Balzac, pour y expier à sa façon les crimes du « Marquis aux talons rouges », le général Galliffet ?
Progressivement, au rythme des pas, des pages et des images, nous accompagnons cet homme frêle mû par le remords ou par une autre raison. Laissons-nous porter. Son périple commence en train. Dans le ciel, les fumées noires des usines du Paris encore industriel croisent celles des locomotives à vapeur. Sorti en gare de l’Est (image 6), notre vieillard la tête pleine de ses souvenirs de 1871 s’engouffre dans le métro, ligne 3, direction Porte de Bagnolet (on reconnaît la motrice M340 sur l’image 7). Il arrive bientôt à destination. Sortir à la station Père-Lachaise, remonter sur le boulevard de Ménilmontant en longeant le mur ouest, atteindre l’entrée principale et filer vers le centre de la nécropole, arpenter les pavés glissants en s’assurant sur sa canne. Ses hôtes l’attendent déjà.
Dès son entrée et jusqu’après le terme de son voyage, notre homme ne sera plus quitté par son escorte de corbeaux. Une autre compagnie s’ajoute bientôt à celle des volatiles couleur d’encre. Elle le suit d’abord, tout sourire, un sablier ailé entre les mains (image 15), puis elle le rejoint, l’apostrophe et lui prenant l’épaule, elle brandit ce témoin du temps qui reste pour accomplir une dernière volonté de son vivant. Enfin délivré du poids qu’il avait sur le cœur, notre ancien Communeux peut partir sans toutefois revenir sur ses pas.
Tardi n’a jamais caché sa sympathie pour la Commune et, par conséquent, sa haine des Versaillais, de leurs chefs galonnés et de celui qui dirigea la France – donc la répression – après la proclamation de la République le 4 septembre 1870 : Adolphe Thiers, dit Foutriquet. Son mausolée aux dimensions pharaoniques (9 m de largeur, 14 m de hauteur, des fondations profondes de 25 m, 3 années de travaux) et au coût exorbitant (on parle d’un million de francs de l’époque) insultent la mémoire des morts de la Commune, comme il en fut de même de l’érection du Sacré-Cœur sur la colline de Montmartre à partir de 1875. Au cours de sa récente interview, Tardi mentionne avec jubilation l’existence d’un graffiti qui, à l’entrée du mausolée, en lettres bientôt effacées, clame : « Vive la commune ». Il n’a pas oublié non plus qu’en 1971, pour commémorer le centenaire du soulèvement du peuple parisien contre la reddition du gouvernement aux Prussiens, ce mausolée avait été la cible d’un plasticage.
Tardi aurait sans doute aimé avoir 20 ans en 1871, pour partager à s’en étourdir l’ivresse immense qui s’empara des visionnaires portés par l’énergie des Varlin, Vaillant, Rossel, Delescluze et Louise Michel. Après avoir rendu hommage, dans son œuvre, à ceux qui osèrent la Liberté (politique et de conscience), l’Égalité (entre hommes et femmes notamment), la Fraternité (au combat et dans le sacrifice) et à défaut d’avoir pu exprimer à Thiers de son vivant tout le mal qu’il pensait de lui et de sa conception bourgeoise de la République, il nous offre une petite promenade vengeresse dans son Père-Lachaise, d’où s’exhale le parfum de ses humeurs communales.
* : Les aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, dix tomes parus entre 1976 (Adèle et la Bête) et 2022 (Le Bébé des Buttes-Chaumont) aux éditions Casterman.
** : Le Cri du peuple, quatre tomes parus entre 2001 et 2004 aux éditions Casterman, adaptés du roman de Jean Vautrin publié en 1998 aux éditions Grasset. Le 4e tome, intitulé Le Testament des ruines, relate les ultimes heures de la Commune de Paris, dont les combats lors de la « Semaine sanglante » du 21 au 28 mai 1871. On pourra revoir les deux auteurs évoquer leur œuvre conjointe dans cette archive INA de 2010.
*** : Frans Masereel, Mon livre d’heures, dernière réédition parue en 2020 aux éditions Martin de Halleux.
Ci-dessous, une des gravures très inspirantes de ce recueil…
**** : Cette interview est visible en cliquant ici.
20 ans en mai 1871. Tardi (scénario et dessin). Ed. Martin de Halleux. 32 pages. 19,90 euros.
Extraits :