De la chevalerie : plaisirs et tracas royaux dans un Moyen Âge fantasmé
Moins de deux ans après sa parution, la première œuvre de Juliette Mancini est de nouveau publiée aux éditions Atrabile. Derrière ce titre sentencieux qui fleure l’érudition, point de savant traité. La jeune auteure utilise des lieux communs puisés dans l’imaginaire féodal et courtois pour décrire la vie quotidienne d’une maisonnée royale en son château. Dans un style très libre et faussement candide, elle règle en fait leur compte aux éminences grises, confesseurs et phallocrates, éternels complices des puissants, et livre en creux quelques réflexions sur son époque.
Qui sait, Juliette Mancini a peut-être pensé sa première œuvre en hommage à Georges Duby. En effet, deux des œuvres maîtresses de cet immense médiéviste (Guerriers et paysans et Le chevalier, la femme et le prêtre*) fournissent à l’auteure une bonne part de la galerie de personnages qu’elle anime dans le petit théâtre de son traité sur la chevalerie. Pour concevoir les quinze saynètes de son scénario, il lui a suffi de compléter sa distribution par l’ajout d’un bouffon, d’un héritier et d’un très anachronique conseiller en communication. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la connivence entre les deux auteurs s’arrête là, et sans aucune équivoque possible. Juliette Mancini n’a jamais eu l’intention d’adapter Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme ** pour les Nuls. Son propre imaginaire a pris le relais. De la chevalerie n’est donc pas une BD qui aborde les mentalités médiévales en décortiquant les relations entre les tenants du pouvoir féodal. Le parti pris de Juliette Mancini est non de transmettre l’Histoire mais d’utiliser un corpus simple de références graphiques pour évoquer des sujets bien contemporains qui lui tiennent à cœur. La couverture de cet album réédité le montre d’ailleurs assez : il faut lire son travail au second degré pour en apprécier la saveur.
Et de quoi pourrait nous parler un roitelet du XIe ou XIIe siècle qui nous ramènerait à l’actualité ? Les servitudes de la gouvernance sont un thème plusieurs fois abordé par l’auteure. Dans les chapitres « L’art du discours » et « Stratégie lexicale », gouverner passe par une rhétorique que ne renieraient pas nos énarques. Parler au peuple ne sert qu’à le bercer d’illusions ou à exciter sa colère pour la diriger contre les autres. Dans l’ombre de l’orateur plus ou moins doué pour cet exercice, se glisse le stratège en communication pour nous rappeler que, finalement, manipuler les foules est un procédé vieux comme la politique. Gouverner, c’est aussi agir de temps à autre. De même que la géographie, la politique ça sert d’abord à faire la guerre. Dans « Mater le roi », le choix d’un affrontement interracial suggère peut-être que la guerre est plus facile à faire accepter quand on la teinte habilement de xénophobie. Seule certitude : « Après la victoire », le cynisme des chefs ne s’embarrasse guère de remords ou de de commisération et chacun fourbit ses armes et ses arguments pour la prochaine bataille.
Le roi confesse ses vices et ses péchés au prêtre qui pardonne avant qu’un don généreux ne vienne couronner cet heureux dénouement. Comme un parfum d’Indulgences…
Quelques monarques ou empereurs, imprégnés de philosophie, ont médité sur la nature du pouvoir. Dans plusieurs saynètes, Juliette Mancini se saisit de ce miroir introspectif pour le briser délicatement. Interpelé par son bouffon au détour d’histoires drôles, le roi s’interroge sur son éthique. Il doute même de l’existence de celui qui l’a fait roi et se met « En quête de lumière ». Au bout de ces séquences existentielles, la dérision, la fuite et de petits arrangements avec sa conscience. Douter de son pouvoir ou douter de Dieu ne peut
conduire qu’au renoncement ou pire, à la révolte d’un peuple soudain nanti de sa souveraineté. Mieux vaut alors l’alliance du trône et de l’autel qui maintient la plèbe dans sa soumission craintive.
La relation étroite entre les pouvoirs temporel et spirituel au service d’une domination bien comprise de la populace.
Aux seigneurs médiévaux se pose aussi la question de la transmission des titres et du bien, donc celle de la famille. Dans une « Leçon du père », le roi enseigne à son héritier les rudiments de stratégie. Mais le propre d’un roi n’est-il pas aussi de se méfier de ceux qui convoitent son trône, fussent-ils ses ministres ou son fils impatient ? Dans une habile mise en abyme, l’auteure nous dépeint les affres d’un père obligé de se garder de ses proches pour durer. La jouissance du pouvoir procure la puissance autant qu’elle excite la jalousie. Heureusement, le souverain peut compter sur le réconfort prodigué par sa fidèle épouse… Que nenni ! Dans ce traité décidément très moderne, Juliette Mancini aborde la question des femmes et du pouvoir. L’approche courtoise s’imposait. De très jolies « Joutes poétiques » dignes d’un troubadour ouvrent le débat, bientôt relayées par des rêveries « À l’air libre ». Pourquoi la reine n’admirerait-elle pas son époux au point d’imiter son comportement conjugal très décomplexé ? Pourquoi ne pratiquerait-elle pas l’équitation (même à dos de cochon), pourquoi ne revêtirait-elle pas l’armure du guerrier, pourquoi, tout simplement, ne règnerait-elle pas ? Poser la question, c’est y répondre. L’auteure, dans son ultime saynète intitulée « Sexe faible », nous livre une clé du titre de son album : l’esprit courtois, en forçant le chevalier à faire sa cour aux dames, justifie sa domination habituelle par cette exceptionnelle et occasionnelle position d’infériorité consentie.
Des reines qui rêvent à haute voix de tout faire comme leurs époux, pour mieux s’en émanciper ?
Entre deux histoires, cet album hors des sentiers battus s’agrémente d’une dizaine de pages comme des interludes, chacune ayant l’allure d’un jeu de cartes déployé dans un ordonnancement parfait. L’auteure s’y est amusée à illustrer le champ lexical très élargi de la chevalerie (la chasse, les banquets, la romance, la guerre, la trahison, la famille, la religion, mais aussi la démagogie, l’amnésie ou le fascisme). À première vue, ces cartes ont un petit air d’images d’Épinal épurées. On peut aussi lire leur succession comme une joute, chaque illustration répondant à la précédente avec beaucoup de finesse jusque dans certaines répétitions insistantes. Là encore, Juliette Mancini atteint son but : s’approprier un imaginaire commun pour nous parler doucement de pouvoir et de féminisme, en évitant les poncifs et les élucubrations.
* : respectivement publié en 1973 aux éditions Gallimard et en 1981 aux éditions Hachette.
** : du même Georges Duby, publié aux éditions Gallimard en 1978.
De la chevalerie. Juliette Mancini (scénario & dessin). Atrabile. 80 pages. 18 €
Les 5 premières planches :