Des bulles au Pays des neiges – Le Tibet dans les BD francophones (1958-2021) 1/4 Le corpus
Bien sûr, après avoir lu ce titre et regardé cette case de Cosey, vous allez vous rappeler sans aucun doute de Tintin au Tibet, voire aussi du Lama blanc, ou même des différentes aventures tibétaines de Jonathan. Et puis après ? À quels autres albums pourriez-vous penser ? Pas grand-chose ? En effet, il n’y a pas beaucoup d’autres BD françaises qui ont pour cadre ce grand plateau désertique de 4 000 m d’altitude bordé au sud par la chaine de l’Himalaya, cette contrée que ses habitants d’origine nomment བོད་ [Böd = « Le Pays des neiges »]. Mais, même si sur soixante ans de parutions la quantité n’y est pas, nous avons quand même un certain nombre de BD cultes et d’autres moins renommées. C’est à leur découverte que nous allons partir en commençant par un inventaire chronologique.
Le corpus
A tout seigneur tout honneur, parlons de Tintin au Tibet, point de départ obligé. C’est par cet opus que le Tibet rentre dans la bande dessinée francophone avec une publication entre septembre 1958 et novembre 1959 dans le journal Tintin et une parution en album chez Casterman en 1960. Quels sont les éléments historiques qui éclairent la sortie de cet opus vraiment à part dans l’œuvre d’Hergé ? Durant ces années 1950, nous avons plusieurs phénomènes concomitants. Il y a tout d’abord la conquête des hauts sommets himalayens par des alpinistes occidentaux (Annapurna 1950, Everest 1953). Cependant, le plus important est l’annexion du Tibet par la Chine communiste à partir de 1949. Pourtant, cet arrière-fond historique de violences est pratiquement absent de l’opus d’Hergé, à tel point que l’auteur aurait voulu comme titre Le Museau de la vache, mais l’éditeur a imposé Tintin au Tibet. Ce célébrissime album est édité en tibétain en 1994.
Et puis, plus de BD sur le Tibet jusqu’en 1975. Cette année-là, le jeune auteur suisse Bernard Cosendai dit Cosey sort dans le journal Tintin le premier épisode d’une série dont le héros éponyme se prénomme Jonathan et ressemble furieusement au dessinateur. Helvète comme lui, il part pour le Népal afin de retrouver Saïcha, son amour de jeunesse, réfugiée tibétaine en Suisse repartie à Katmandou pour tenter de rentrer au Tibet. Frappé d’amnésie partielle aux pieds de l’Himalaya, Jonathan est interné dans une clinique psychiatrique népalaise. Il s’en enfuit pour retrouver sa mémoire en pénétrant clandestinement au Tibet. De 1977 à 1983, Cosey déroule les aventures de son héros à raison d’un ou deux albums par an jusqu’à Neal et Sylvester. Jonathan s’envole ensuite vers les États-Unis et ne revient au Tibet qu’en 1997 dans Celui qui mène les fleuves à la mer et sa suite La saveur du Songrong en 2001. Puis Jonathan continue de voyager, en Birmanie, au Japon et dans le sud de l’Inde. Il nous revient vingt ans plus tard avec La piste de Yéshé.
Entretemps, Alejandro Jodorowsky et Georges Bess ont entamé entre 1988 et 1993 la publication chez Les Humanoïdes Associés d’une autre série culte de six tomes : Le lama blanc. Cette saga mystique raconte le parcours initiatique dans le Tibet du début du XXe siècle d’un enfant d’origine anglaise, qui est la réincarnation d’un grand maître tibétain.
Entre 2005 et 2009, Georges Bess commence seul une série de 5 tomes intitulé Péma ling, où il raconte le destin d’une orpheline tibétaine qui, au début du XXe siècle, après avoir été élevée secrètement par son oncle dans un monastère, devient la cheffe d’une bande de brigands.
La même année, Cosey sort chez Dupuis le tome 1 d’un diptyque intitulé Le Bouddha d’Azur, qui raconte les destins croisés entre 1955 et 1975 d’une tibétaine, réincarnation d’une grande mystique, et d’un jeune anglais. Le tome 2 parait l’année suivante.
C’est également en 2006 que débute un autre diptyque intitulé Où la neige ne fond jamais, chez Lions des Neiges/Mont-Blanc, qui se termine l’année suivante. Olivier Ferra tout en mettant en toile de fond l’atmosphère répressive à Lhassa, suit l’aventure d’une tibétaine qui gagne l’Inde à travers la montagne. Rappelons que c’est en 2008 qu’eurent lieu de grandes manifestations au Tibet, à l’occasion des Jeux Olympiques de Pékin.
L’année suivante, en 2007 commence également une courte série de Roberto Dal Pra et Paolo Grella, dont le premier tome sort chez Robert Laffont sous le titre L’ombre du temps, mais qui est ensuite réédité en 2009 chez Delcourt sous le titre Le manuscrit interdit avec deux autres tomes en 2009 et 2011. Les auteurs reprennent un mythe qui prétend que Jésus n’aurait commencé sa vie publique qu’à 33 ans, car il aurait été se former au Tibet durant son adolescence et sa jeunesse. Cette révélation déclenche une série de péripéties plus ou moins violentes, un peu semblables à celles qui sont décrites dans le Da Vinci code, le roman de Dan Brown publié en 2003.
En 2008, Lax et Jean-Claude Fournier ont commencé chez Dupuis un diptyque intitulé Les chevaux du vent dont le second album sort en 2012. C’est la magnifique saga d’une famille népalaise au milieu du XIXe siècle, au moment où l’impérialisme britannique se déploie dans l’Himalaya.
Entretemps est publié en 2011 chez les Editions du signe un album didactique et humanitaire de Véronique Jannot et Philippe Glogowski intitulé Tibet, L’espoir dans l’exil. Dans cet opus autobiographique, l’actrice raconte sa relation de marraine d’une petite tibétaine exilée tout jeune en Inde à Dharamsala.
Enfin, en 2013 sort chez Glénat un petit roman graphique intitulé Jade d’Ulysse Malassagne. Dans la seconde moitié du XXe siècle, le jeune britannique Tom Harry est sur les traces son père disparu au Tibet à la recherche de « Jade, la femme millénaire qui peut changer la neige en or ». Avec un graphisme manga, l’auteur, bien documenté sur son sujet, nous livre un récit épique dans un pays opprimé par les Chinois.
Pour continuer ce panorama par les publications les plus récentes, nous allons suivre en bande dessinée le tracé de vie d’une femme exceptionnelle qui parcourut l’Asie et pénétra clandestinement en 1924 au Tibet, alors replié sur lui-même : Louise Eugénie Alexandrine Marie David, plus connue sous le nom d’Alexandra David-Néel (1868-1969). En 2016, sortent deux albums qui lui sont consacrés. Le premier, tome 1 d’une série terminée en 2020, œuvre de Frédéric Compoy et intitulé Une vie avec Alexandra David-Néel, est l’adaptation en BD chez Glénat du livre du même titre de Marie-Madeleine Peyronnet sorti en 1973 chez Plon. Marie-Madeleine Peyronnet fut de 1959 à 1969 la secrétaire, confidente et amie d’Alexandra David-Néel. Le second album de 2016 sur le même thème est un one-shot intitulé Alexandra David-Néel – Les chemins de Lhassa de Christian Perrissin et Boro Pavlovic, toujours chez Glénat. Il est à remarquer que ces cinq BD sur Alexandra David-Néel sortent après la publication du récit de voyage illustré de la photographe Priscilla Telmon, Himalayas, Sur les pas d’Alexandra David-Néel, 2010, Album Actes Sud, préface d’André Velter et Marie-Madeleine Peyronnet. Et n’oublions pas le téléfilm de Joël Farges Alexandra David-Néel – J’irai au pays des neiges, diffusé sur Arte en juin 2012.
Entre ces publications, sort aux Editions Fei, entre 2016 et 2018 Le sixième Dalaï lama, une petite série de trois albums de Qang Guo puis Nianhua Shen et Ze Zhao qui raconte la vie de Tsangyang Gyatso (1683-1707) le seul Dalaï-lama, qui, ayant refusé d’être moine, est connu pour son œuvre littéraire, en particulier ses poèmes d’amour.
Et puis, sur un registre assez inattendu, il y a le petit album de deux auteurs danois Michel M. Nybrand et Thomas E. Mikkelsen, Rêves sur le toit du monde, sorti en 2018 chez Des ronds dans l’O. Parcourant le Tibet à vélo, deux Danois découvrent par hasard la passion du peuple tibétain pour le football et concourent à la création d’une équipe nationale tibétaine de ce sport. Ce récit complet est à rapprocher du film du réalisateur bhoutanais Khyentse Norbu, La coupe, sorti en 1999, qui a peut-être inspiré la BD.
Et puis pour terminer avec un retour imprévu, Cosey nous joue un petit air de « Vingt ans après » La saveur du songrong, avec Sur la piste de Yéshé, le tome 17 de Jonathan, dernier opus de la série, sorti fin octobre 2021 toujours chez le Lombard.
Que conclure de ce tour d’horizon des bandes dessinées francophones ayant pour cadre le Tibet ? En premier, elles se présentent majoritairement sous forme de séries, qui sont une dizaine alors qu’on ne compte que cinq one-shots. On peut s’interroger sur la raison de cette particularité. Peut-être est-ce parce que le Tibet, ou plutôt la question tibétaine avec ses particularités, n’occupe pas le devant de la scène médiatique mondiale que lors d’épisodes très brefs, voire fugaces : grande révolte tibétaine de 1959 et fuite du Dalaï-lama, prix Nobel de la Paix attribué à ce même personnage en 1989, répression des manifestations de 2008 à l’occasion des Jeux olympiques de Pékin. Peut-être est-ce parce que le cadre historique et culturel, que constitue le Pays des neiges, se prête plus à des récits lents occupant toute une série plutôt que le tempo rapide d’un one-shot plus adapté à des évènements brefs, comme la guerre civile espagnole par exemple.
Dans une deuxième partie, nous allons nous intéresser aux différentes thématiques traitées par les albums qui prennent pour cadre le Tibet.