Des bulles au Pays des neiges – Le Tibet dans les BD francophones (1958-2021) 3/4 Brigands, combattants et moines
Après nous être intéressé aux explorateurs et aux voyageurs, place maintenant aux deux groupes sociaux du Tibet les plus décrits en bande dessinée : les brigands et les combattants d’un côté, les moines de l’autre. En dressant le panorama des allusions en BD à ces deux catégories de population, nous sommes conviés à une immersion au cœur de la société tibétaine.
Brigands et combattants
Traditionnellement avant l’arrivée des Chinois, la société tibétaine se composait de trois groupes sociaux : les moines, les paysans et les nomades. Dans Tintin au Tibet, les Tibétains rencontrés par Tintin et le capitaine Haddock appartiennent à ces deux premiers groupes, les nomades étant absents.
Par contre, dans Souviens-toi, Jonathan, ce sont des nomades que le héros rencontre en premier. Et l’on se rend compte que ceux-ci sont de deux espèces : « marchands en voyage » ou combattants anti Chinois. Ces derniers ont une place conséquente dans la série Jonathan. Dès la page 23 de Souviens-toi, Jonathan, le héros est confronté à ces groupes de combattants et il en rencontrera encore dans Et la montagne chantera pour toi (p.28), L’Espace bleu entre les nuages (p.22) et Le Privilège du serpent (p.21).
Certain de ces guerriers ont un armement qui comporte le typique fusil tibétain à baïonnette fourchue, comme sur cette photo de soldats tibétains des années 1930 ou dans les mains de Péma Ling sur la couverture du tome 5 Hatouk le tulpa.
Si la résistance contre les Chinois perdure sous cette forme, c’est que le brigandage est endémique dans la société tibétaine traditionnelle, à cause de la précarité et de l’immensité du plateau tibétain. On retrouve ces figures de brigands dans Triangle d’eau, triangle de feu (Le Lama blanc, T6, p.41), mais surtout dans Yamtaka, seigneur de la mort (Péma ling T3, p.27). L’héroïne, dans les deux tomes suivants, remplace son frère comme cheffe de bande de ces détrousseurs de grands chemins.
Si les guerriers tibétains du Lama blanc et du Péma ling sont clairement identifiables comme étant du tournant du XXe siècle, il est beaucoup plus difficile de dater ceux qui apparaissent dans Jade (p.52-53). En effet, le cavalier au centre de la case tient sur l’épaule gauche une arme antichar portative, avec laquelle il vient de détruire un blindé chinois à la planche précédente. Dans ce groupe, armé d’arcs, de lances et de sabres, c’est la seule arme moderne. Il n’y a même pas les fameux fusils à baïonnette fourchue. La scène étant censée se dérouler lors de l’invasion du Tibet par l’Armée populaire de libération chinoise en 1949-1950, cet armement semble vraiment anachronique. Les vêtements de ces résistants sont aussi plus semblables à ceux des Chinois Han plutôt qu’à des habits tibétains tels qu’ils sont représentés dans les autres BD francophones.
Mais le groupe social le plus important de la société tibétaine traditionnelle, c’est celui des moines bouddhistes.
Les moines
Le bouddhisme est inséparable de la culture tibétaine, qui en est imprégnée. Dans La piste de Yéshé, lors de son séjour à Yéshé Gompa (« le couvent de la sagesse » !), Jonathan rencontre le souvenir de deux maîtres bouddhistes du passé, très populaires au Pays des neiges. D’abord page 18, on voit le moine Chamba en train de peindre une tangkha de Padmasambhava, que les Tibétains appellent « Gourou rinpoché » (le précieux maître), personnage autant historique que légendaire, qui, au VIIIe siècle, a réalisé la première diffusion du bouddhisme tantrique au Tibet. Et puis à la page 51, la vieille Péma évoque Milarépa. Ce magicien, yogi et poète de la fin XIe – début XIIe siècle, est réputé avoir atteint l’Eveil (l’au-delà de la souffrance) en une seule existence. Nous disposons de sa biographie et ses poèmes en œuvres complètes traduites par M.J. Lamothe chez Fayard en 2006.
Le monachisme bouddhiste tibétain est organisé en quatre écoles majeures ou lignées de transmission, caractérisées chacune par une passation particulière de maître à disciple des enseignements et des pratiques rituelles, fruit de l’histoire de chacune de ces lignées. Elles sont citées par Cosey dans le deuxième tome du Bouddha d’azur page 50 avec une référence, rare dans les BD francophones, à la religion première du Tibet, le « Bön », avec des pratiques chamaniques toujours existantes actuellement. Chronologiquement, la première lignée est celle des Nyingmapas (« les anciens »), datant du VIIIe siècle, l’époque de Padmasambhava (voir plus haut). Viennent ensuite les Kadampas, disparus au XVIIe siècle, mais ayant beaucoup influencé les autres lignées. Il y a aussi les Sakyapas, petite lignée fondée au XIe siècle. Puis suivent les Kagyupas (« La lignée de la transmission orale ») issus de Milarépa (également plus haut). Et enfin les Gélugpas, les plus nombreux, les plus riches et qui, grâce aux Mongols, détenaient le pouvoir temporel grâce au Dalaï lama, à partir du XVIe siècle. Ce sont les moines de cette lignée, reconnaissables à leurs bonnets jaunes, qui sont le plus souvent représentés dans les BD francophones.
Dans Le Lama Blanc, Jodorowsky se sert des éléments biographiques dont nous disposons sur Milarépa, pour bâtir son scénario qui décrit la vie d’un maître tibétain réincarné en un enfant occidental : enfance heureuse, décès prématuré du père, spoliation par l’oncle et la tante, recours à la magie pour la vengeance et enfin réalisation spirituelle. En arrière-plan, les deux auteurs mettent en scène la question du pouvoir dans un monastère à travers la désignation d’un faux tulkou. Ce mot tibétain [སྤྲུལ་སྐུ་ = corps d’émanation] désigne une personne reconnue comme réincarnation d’un grand maître décédé. Le processus de reconnaissance d’un tulkou, consistant souvent dans le choix par un enfant d’objets rituels ayant appartenu à la précédente incarnation, a été mis en scène à trois reprises dans les BD francophones. Comme nous venons de l’évoquer, c’est dans le tome 1 du Lama Blanc (p.41 et 42) qu’est montré comment on trafique ce processus. Mais celui-ci avait déjà fait l’objet de quelques planches dans le tome 4 des aventures de Jonathan, Le berceau du Bodhisattva (p.39 à 41). Idem dans le tome 1 du Sixième Dalaï lama (p.73 à 75). Ces deux derniers exemples concernant la désignation du futur souverain du Tibet, l’épisode de Jonathan est purement fictionnel alors que celui du Sixième Dalaï lama est beaucoup plus historique.
Même si le plus essentiel du déroulement de leurs scénarios se passe en dehors de l’univers monacal tibétain, les péripéties de leurs vies ramènent très souvent les personnages de BD vers les monastères. C’est le cas du fermier népalais Calay, le héros des Chevaux du vent de Lax et Fournier, qui ne peut supporter de ne plus revoir son fils sourd-muet Kazi, qu’il a dû confier à un monastère tibétain. Dans le tome 2 de Péma Ling, l’héroïne déguisée en jeune garçon vit dans un monastère avec son oncle qui y est moine. De même, dans Celui qui mène les fleuves à la mer, Jonathan croise la destinée de ses amis moines. Mais aussi celle de certaines femmes, ainsi que nous allons le voir dans la dernière partie.