Loin du fracas de la Grande Guerre, Ada rêve de Vienne, de peinture et d’Egon Schiele
1917. Recluse à Gablitz, près de Vienne, la jeune Ada ne supporte l’asservissement et les brimades paternelles que grâce à son amour immodéré de la peinture et à son amitié pour Egon Schiele, artiste désormais reconnu. Dans Ada, son second roman graphique publié aux éditions Ici Même, Barbara Baldi imagine le moment où cette artiste prend son envol. Elle nous dit aussi, sur un mode résolument esthétique, combien l’art représente tout à la fois un bouclier pour repousser la laideur du monde et une voix délicate pour en exprimer les beautés.
Bien qu’il ne fasse que traverser le scénario imaginé par l’autrice, Egon Schiele en est la clé de voûte. Sans doute admirative de l’œuvre et de la trajectoire du peintre autrichien, Barbara Baldi a imaginé une amitié entre le génial « E » et l’héroïne de ce second album, Ada Müller. À plusieurs allusions au fil du récit, on devine une rencontre sur les bancs de l’École des Beaux-Arts de Vienne, parfaitement plausible au cours de l’année 1906. Pour le jeune homme de seize ans, mélancolique et torturé, meurtri par le décès de son père l’année précédente, le dessin et la peinture agissent déjà comme une catharsis. Avec la douce et taciturne Ada Müller, au style moins avant-gardiste, une relation se noue, sincère et bienveillante. Mais au bout de l’ennui, à force de résultats jugés médiocres par ses professeurs, ne supportant plus leur rhétorique conservatrice, Egon quitte l’école pour tracer sa propre voie. Il lui reste douze années pour révolutionner l’art pictural. Ada l’imitera bientôt, mais ce départ involontaire résulte d’un drame familial, que l’autrice nous révèle par petites touches successives.
Pour exprimer sa conviction des vertus de l’art pictural, Barbara Baldi aurait pu, à son tour, rendre hommage au sulfureux artiste viennois. Grâce au personnage d’Ada, elle reste fidèle à son propre univers et à son style autobiographique* assumé. Le prénom de son double de papier lui a peut-être été inspiré par Ada MacGrath, l’héroïne écossaise de La leçon de piano**. Toutes deux les jouets d’une tyrannie paternelle acceptée dans la douleur, elles vont chercher l’une dans la musique, l’autre dans la peinture, d’abord une consolation, puis un sanctuaire capable de résister à la cruauté ordinaire. Dans sa bulle, Ada Müller s’ouvre au spectacle fantasmagorique de la forêt viennoise. Les cases de l’autrice deviennent alors autant de tableaux tantôt intimistes, tantôt grandioses. Dessins, aquarelles et portraits émergent de ces moments de recueillement, fortement inspirés par le souvenir d’une mère partie trop tôt. De la Nature pourtant rude, Ada se fait une alliée en fabriquant des couleurs inédites grâce aux fruits et aux baies glanées lors de ses échappées solitaires.
L’admiration de l’autrice pour Schiele et pour Klimt – elle rend hommage*** au premier en représentant quelques-unes de ses plus célèbres toiles et au second sous la forme d’une audacieuse galerie****- a déterminé le contexte historique dans lequel évolue Ada. L’allusion aux malheurs de la guerre contenue dans une lettre d’Ada à Egon semble comme hors-champ dans le scénario. C’est une autre contingence qui s’est imposée à Barbara Baldi dans l’écriture de son histoire. L’année 1918 est en effet marquée par le décès de Gustav Klimt au début de février et par celui d’Egon Schiele le 31 octobre. Rencontrer ces deux maîtres quelques mois avant leur disparition prend la valeur symbolique d’un passage de flambeau. Après avoir lutté pour la reconnaissance de leur vision de l’art, ils admettent à leur tour Ada dans le cercle de ceux qui peignent pour résister, comme le mentionne la dédicace inaugurale de l’album.
Lorsque Ada se décide enfin à briser ses chaînes (c’est-à-dire à l’hiver 1918, et non 1917 comme maladroitement indiqué page 64), elle n’envisage plus son existence autrement que par et pour son art. Après avoir dû quitter Vienne une première fois pour expier la faute maternelle, elle y revient plus déterminée que jamais. C’est en femme résolue qu’elle s’apprête à pousser les portes du Café Museum pour y retrouver ses nouveaux amis. La Sécession viennoise n’a que faire du crépuscule de l’empire austro-hongrois. Même privées de leurs géniteurs, les œuvres demeurent éternelles. L’Art permet de relever la tête et embarque déjà Ada, Barbara et (toutes ?) les autres sur son carrousel.
* : Barbara Baldi, Lucenera, (traduit en français et publié sous le titre La Partition de Flintham), éditions Ici même, 2018, salué et récompensé par la critique transalpine (prix Micheluzzi au Napoli Comicon, lauréate du prix Gran Guinigi au Lucca Comics 2018). Pour être tout-à-fait complet, il faut rappeler que la vie d’Egon Schiele a déjà récemment inspiré le 9e art, cf Xavier Coste, Egon Schiele, Vivre et mourir, éditions Casterman, 2012.
** La leçon de piano, réalisé par Jane Campion, sorti en France en 1993, Palme d’or la même année et Oscar du meilleur film étranger en 1994, a valu à Holly Hunter, qui incarne Ada, le prix d’interprétation à Cannes et l’Oscar de la meilleure actrice. Le film raconte comment, se pliant à une décision paternelle dépourvue de tout sentiment filial, une jeune veuve et mère d’une fillette de neuf ans débarque en Nouvelle-Zélande pour y épouser un colon qu’elle ne connaît que par des échanges épistolaires. Afin de résister à la brutalité d’un époux substitut du père, la musicienne et mélomane Ada n’a que son piano, dédaigneusement abandonné sur une plage à l’arrivée sur l’île. Dans ce chef d’œuvre du cinéma, les admirateurs de Jane Campion avaient su déceler des plans fortement inspirés par ses premières amours, la peinture. Voilà qui rapproche encore un peu plus les deux Ada.
*** : De gauche à droite et de bas en haut, on reconnaît Le Portrait du peintre Anton Peschka (1909), Le Croissant de maisons à Krumau (1915), La Femme assise au genou plié (1917), La Maison sur la rivière (1915) et La femme nue inclinée (1917). Sur la page suivante, à l’arrière-plan, on aperçoit sur le strip supérieur à gauche Le Soleil couchant (1913) et à droite L’Étreinte (1917), inspirée du Baiser de Klimt.
**** : Ada est invitée à montrer son travail aux amis d’Egon, parmi lesquels figurent des personnages tout droit sortis de tableaux de Klimt, comme Emilie Flöge (portrait éponyme, 1902) ou les Deux Sœurs (1907).
Ada. Barbara Baldi (scénario et dessin). Ici Même. 120 pages. 24 €
Les 5 premières planches :
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