Les femmes dans la Guerre d’Espagne, à travers les BD publiées en France
Dans la période troublée du conflit civil espagnol, des destins se nouent et se tracent. C’est le cas pour le devenir de certaines femmes, ordinaires ou exceptionnelles, inconnues ou internationalement célèbres, de fiction ou icônes historiques. Les BD publiées en France se font l’écho de ces tracés de vies de femmes de trois manières différentes : en les décrivant dans leurs milieux sociaux spécifiques, en racontant leurs expériences de militantes et de combattantes, et enfin en retraçant l’amertume de leur exil.
La condition féminine en Espagne
À travers différents portraits, les bandes dessinées parues dans l’Hexagone nous décrivent les facettes de la condition féminine en Espagne durant cette première moitié du XXe siècle.
Sorti en 1959, Dolorès de Villafranca, publication de la presse catholique, est chronologiquement la première vraie BD publiée en France ayant pour cadre la guerre civile espagnole. Dans cette fiction, l’héritière d’un grand domaine foncier est entraînée dans le conflit. Il est intéressant de comparer les couvertures des deux éditions de cet album. L’originale de 1959, œuvre du dessinateur Gloesner, montre une jeune fille, dans une attitude sans grande signification, portant son regard à sa gauche sur un groupe de combattants abrités derrière un mur. La réédition, en 2012 chez Artège avec un dessin de couverture de Félix Meynet est ornée d’une combattante armée d’un fusil et qui semble beaucoup plus martiale que son homologue de 1959, la nouveauté de ce dessin étant la présence au second plan d’un combattant armé d’un pistolet et que l’on découvrira comme le cousin et l’amoureux de l’héroïne. Il va sans dire que cette publication de 1959, si elle est intéressante au point de vue description sociale, comporte un certain nombre de contre vérités, en particulier sur la prétendue magnanimité des vainqueurs nationalistes du conflit.
À l’autre bout du spectre social se trouve l’album d’Antonio Altarriba au scénario et Kim au dessin, L’aile brisée, chez Denoël en 2016. Nous y suivons la vie complète d’une prolétaire de la campagne, qui est la mère du scénariste. Celui-ci, sur la quatrième de couverture, avoue : J’en savais si peu sur toi, maman… Lorsque sa mère meurt en 1998, Antonio découvre le secret qu’elle a caché toute sa vie : un bras blessé dont elle n’a jamais pu se servir normalement… Partant de cette révélation liée à un terrible drame de naissance, il raconte le siècle au féminin dans une Espagne dure et cruelle. Un hymne aux souffrances, à l’émancipation et au courage des femmes…
Toujours en restant à la campagne, c’est dans son album La mémoire blessée, en 1985 chez Glénat, que Tito nous montre une scène de la répression ordinaire franquiste dans un petit village de Castille en nous montrant la simplicité et la dignité d’une vieille villageoise.
- Texte : Ces jours-là, il ne fallait pas trop chercher à comprendre… parfois, il suffisait qu’un voisin se prétendant phalangiste vous dénonce comme étant « rouge » et votre compte était bon
- Philactère : Quand je serai par terre, morte, soyez gentils de bien mettre en place ma robe, qu’elle recouvre bien mes genoux.
- Texte : Teresa ne savait pas pourquoi on allait la tuer… elle ne le saurait jamais.
Encore un destin villageois féminin que celui de la petite héroïne de Seule, en 2018 chez Futuropolis. A la fin de la Guerre d’Espagne, cette petite fille de sept ans, Lola, vit avec ses grands-parents dans un petit village de montagne en Catalogne. Elle peine à se souvenir de ses parents et de sa petite sœur qu’elle n’a pas vus depuis presque trois ans. Brusquement une nuit, la guerre ravage le village. Ce qui se déroule après, amène Lola à partir toute seule à la recherche de ses parents. La guerre civile espagnole vue par une enfant et décrite avec réalisme mais sans pathos. Un graphisme très artistique qui illustre magnifiquement cette émouvante histoire vraie.
Contrairement à ce que pourrait nous laisser croire l’illustration de sa couverture, l’intérêt de l’album de Jaime Martin Jamais je n’aurais vingt ans, sorti chez Dupuis en 2016, n’est pas purement politique ou syndical, mais plutôt social. En effet cette biographie en cases et bulles de la grand-mère de l’auteur nous invite à suivre le tracé de vie d’une fille d’artisan. Isabel habite Melillia, port espagnol d’Afrique du nord. Elle est ouvrière couturière et sympathisante du syndicat CNT. Dans la première partie de l’album, elle va vivre aux premières loges le déclenchement meurtrier de l’insurrection nationaliste, qui nait dans ces terres du Maroc espagnol. Dans une seconde partie, Isabel, réfugiée en Catalogne, va y rencontrer Jaime son futur mari qui est combattant républicain et ils réussissent tous les deux à survivre au conflit, sans quitter leur pays. La troisième partie est consacrée à leur vie de famille sous la dictature franquiste, avec la peur des phalangistes, de la police et même des religieuses. L’aventure se termine avec les problèmes d’adolescentes de leurs trois filles dans les années soixante. Cette fresque familiale, servie par un graphisme ferme et sympathique, nous amène à découvrir non seulement la période tourmentée du conflit civil, mais aussi, ce qui est plus rare dans les BD françaises, la dure vie quotidienne sous la dictature.
Militantes et combattantes
Nombreuses furent donc les Espagnoles qui se mobilisèrent pour soutenir et défendre la République.
C’est à la biographie de la plus célèbre d’entre elles, Dolorès Ibarruri (1895-1989) qu’est consacré le petit album de Michèle Gazier et Bernard Ciccolini, La Pasionaria chez Naïve livres en 2015. C’est sous ce surnom que cette militante et dirigeante communiste d’une famille de mineurs des Asturies, mère de six enfants, devint une des fondatrice du PCE, élue et responsable politique, une porte parole internationale de la République (No pasaran, etc…). Exilée en URSS en 1939, elle rentre en Espagne après la mort de Franco et est réélue aux Cortes en 1977. Cet album de petite taille au graphisme assez raide retrace toutes les péripéties de cette figure féminine iconique de la République espagnole et du mouvement ouvrier international.
Féministes déclarées autant qu’anarchistes combattantes sont les « mujeres libres » des six albums de la série Ermo de Bruno Loth chez Libre d’images entre 2006 et 2013, réédités en deux intégrales chez La boite à bulles en 2017 sous le titre Les fantômes d’Ermo. C’est particulièrement évident sur la couverture du tome 2 de cette intégrale, ainsi que lors du meeting de la p. 58. Cette série, portée par l’inventivité, les convictions et le dessin vif et évocateur de Bruno Loth nous permet de rentrer de plain-pied dans les tensions politiques et sociales vécues au cours du conflit civil espagnol
Toujours dans le registre guerrier, le Double 7 de Yann et d’André Juillard sorti en 2018 chez Dargaud, nous montre p. 13, sur les toits de Madrid, les exploits au combat de la milicienne Lulia, militante d’un « Agrupacion de Mujeres libres » (p. 42) .
Comme en miroir aux exploits de Lulia, mais sur les toits d’un village de Catalogne, nous apparaissent les prouesses d’Anechka, une combattante polonaise issue des Jeux populaires de Barcelone et venue participer à la lutte contre les franquistes. C’est ce qu’on peut découvrir à la p. 44 du tome 4 de la série Mattéo de Jean-Pierre Gibrat, sorti en 2017 chez Futoropolis.
Personnages d’exilées
Au contraire des héroïnes de Seule et de Jamais je n’aurai vingt ans qui restent en Espagne après le triomphe des franquistes, bon nombre de républicaines choisissent l’exil. Des destins tragiques se mettent en place.
C’est sur la piste de l’un d’eux que nous amène l’album de Bruno Loth, Dolorès, sorti en 2016 chez La boite à bulles. Une vieille dame, vivant en maison de retraite se met brusquement à parler espagnol. Sa fille, effarée par ce phénomène et cherchant à en comprendre la raison, va explorer le passé de sa mère. Celle-ci est en fait une petite réfugiée espagnole, naufragée et orpheline car ses parents ont disparu en mer. Elle a été amenée dans un orphelinat religieux par un prêtre et une bourgeoise français (p. 32). Dans son enquête, la jeune femme va rencontrer une autre vieille espagnole qui lui raconte son expérience de petite réfugiée découvrant le goût du pain frais en débarquant à Oran (p. 67).
Par contre, dans l’album Asylum de Javier de Isusi, sorti en 2016 chez Rackham, Marina, elle aussi en maison de retraite, peut parfaitement verbaliser avec vigueur son expérience de réfugiée (p. 2) !
Ce sont également d’autres destins d’exilées que sont ceux d’une mère et sa fille dans l’album Le convoi de Denis Lapière et Eduard Torrents sorti en 2013 en deux parties chez Dupuis. Là, c’est « l’accueil » des autorités françaises en 1939, qui sépare brutalement le père de la mère et leur fille. Déchirure qui ne se répare entièrement – mais fortuitement – qu’en 1975 à la mort de Franco.
Que ce soit sur le court terme des trois années du conflit civil espagnol ou sur le plus long terme de l’exil, les BD publiées en France nous offrent un riche panorama d’expériences féminines, que le vent de l’Histoire a pu faire briller tout comme éteindre d’une rafale.
Seule. Denis Lapière (scénario). Efa (dessin). Futuropolis. 72 pages. 16 euros.
Double 7. Yann (scénario). André Juillard (dessin). Dargaud. 72 pages. 16,95 euros.
Soledad T4 La mémoire blessée. Tito (scénario et dessin). Glénat. 46 pages. 6 euros.
Mattéo T4. Jean-Pierre Gibrat (scénario et dessin). Futuropolis. 64 pages. 17 euros.
L’Aile brisée. Antonio Altarriba (scénario). Kim (dessin). Denoël Graphic. 256 pages. 23,50 euros.
Jamais je n’aurai vingt ans. Jaime Martin (scénario et dessin). Dupuis. 120 pages. 24 euros.
La Pasionaria. Michèle Gazier (scénario). Bernard Ciccolini (dessin). Naïve. 96 pages. 18 euros.
Les Fantômes de Ermo T2. Bruno Loth (scénario et dessin). La Boite à Bulles. 184 pages. 25 euros.
Dolorès. Bruno Loth (scénario et dessin). La Boîte à Bulles. 80 pages. 18 euros.
Asylum. Javier De Isusi (scénario et dessin). Rackham. 96 pages. 16 euros.
Le Convoi T1.Denis Lapière (scénario). Eduard Torrents (dessin). Marie Froidebise (couleurs). Dupuis. 72 pages.