L’Homme des marais, examen de conscience d’un soldat de l’US Army en terre séminole

Après avoir réédité L’Homme du Nil et L’Homme du Mexique, les éditions Mosquito complètent le triptyque de Sergio Toppi dans la collection « Un Homme, une aventure », initialement publiée chez Sergio Bonelli. Contrairement aux deux premiers volumes, Toppi prend en charge à la fois le dessin et le scénario de cet opus consacré à un personnage évoluant au cœur des marais. Erastus Whiteman, sergent de l’armée américaine, participe à la seconde guerre séminole (1835-1842) dans le sud-ouest de la Floride. Ce décor, à l’origine dominé par le bleu profond de l’eau et le vert luxuriant de la nature, est dépouillé de ses couleurs par Toppi. Les traits en noir et blanc brouillent les frontières, les formes se fondent les unes dans les autres et jouent avec la réserve du papier.
La collection « Un Homme, une aventure », née dans les années 1970 en Italie, s’attache à explorer le destin individuel pour mettre en lumière un contexte historique plus large. Une approche qui n’est pas sans rappeler la microhistoire *, un courant historiographique porté par Carlo Ginzburg à la même époque. Plutôt que de privilégier l’analyse économique et sociale, dominante en France à l’époque, cette méthode s’intéresse aux trajectoires individuelles et aux dynamiques culturelles. Ici, le personnage principal, un ancien esclave, incarne à lui seul les tensions et paradoxes de la jeune nation ségrégationniste américaine.

Erastus Whiteman, métis à la peau claire, a fui sa plantation en Géorgie et trouvé refuge dans l’armée américaine. Ses faits d’armes lui ont permis de gravir les échelons jusqu’au grade de sergent. Pourtant, las de la violence qui l’entoure, il se retrouve prisonnier de son uniforme. Son passé le rattrape lorsque le frère de son ancien maître arrive avec des renforts. Reconnu, et condamné à passer en cour martiale, son escorte est attaquée par des guerriers séminoles. Sauvé par un chef à qui il avait jadis épargné la vie, il est recueilli à contrecœur par ses anciens ennemis. Dans la première moitié du XIXe siècle, de nombreux Amérindiens (notamment les Creeks) et des esclaves en fuite se réfugient dans les Everglades. L’accueil d’un métis n’est donc pas étonnant. Ce qui l’est davantage, c’est son passé de soldat de l’US Army. À la lisière de toutes les sociétés, il ne se reconnaît pleinement dans aucune d’elles.
À travers son regard, le lecteur découvre la brutalité d’un conflit asymétrique. Erastus comprend que les Séminoles défendent une cause juste, tandis que l’armée américaine semble en être dénuée. Le dessin de Toppi accentue cette violence omniprésente. Sans emphase, dans une grande économie de mots, il livre un récit haletant, immersif, qui constitue une excellente introduction à cette guerre méconnue.

Trois guerres séminoles se succèdent. La première (1816-1823) résulte d’incursions américaines en territoire espagnol pour récupérer des esclaves en fuite. Elle aboutit à la cession de la Floride aux États-Unis. La seconde (1835-1842), celle dans laquelle se trouve Whiteman, relève d’une guerre coloniale typique : une armée régulière affronte une résistance insurrectionnelle. Elle se conclut par la mort ou la
déportation de la majorité des Séminoles. La troisième (1855-1858) est une opération de contre-insurrection : l’US Army cherche à affamer les derniers autochtones pour « pacifier » les Everglades.
Toppi ancre son récit dans un cadre historique réaliste, en s’appuyant sur des figures authentiques. Erastus Whiteman est sauvé par le chef Halpatter Micco (vers 1810-1859), qui participe aux deux dernières guerres séminoles. Le colonel Harney (1800-1889), militaire impliqué dans plusieurs guerres indiennes et la guerre de Sécession, ainsi que Samuel Colt (1814-1862), célèbre pour l’invention du revolver portant son nom, apparaissent dans l’histoire.
Face à la supériorité matérielle et numérique de l’US Army, les Séminoles adoptent des stratégies de guérilla. Leur parfaite connaissance du terrain leur permet d’infliger des pertes sérieuses aux Américains. Toppi accentue cette impression de danger omniprésent : serpents, crocodiles, mangroves se transforment en menaces silencieuses. Si les marais semblent être un piège mortel labyrinthique, les autochtones y sont parfaitement adaptés. Ces combats pour la survie de leur peuple impliquent tous les membres de la communauté séminole, des enfants aux vieillards, dans un jusqu’au-boutisme motivé par un idéal de liberté qui semble inatteignable dans ce récit.

L’armée américaine riposte en envoyant toujours plus de renforts, en usant de tous les moyens disponibles. Aucune distinction n’est faite entre hommes, femmes et enfants. L’US Army traque, détruit, affame. La brutalité de la guerre est exacerbée par les volontaires civils, rémunérés en fonction des trophées macabres qu’ils rapportent. Emprunt d’un racisme viscéralement ancré en eux,cette guerre ressemble, dans leur esprit, à une partie de chasse.
Cela n’empêche pas l’US Army d’utiliser d’autres peuples autochtones comme supplétifs. C’est en effet une pratique récurrente de l’armée. Toppi mentionne les Shawnees et les Choctaws, enrôlés pour combattre les Séminoles, il ne donne pas cependant les raisons qui motivent ces peuples à aider un ancien ennemi. Dans les guerres séminoles l’aide de ces guerriers autochtone (auquel il faut aussi noter la présence d’anciens esclaves noirs), qui parfois avaient été mêlés aux habitant des Everglade permit à l’armée américaine de débusquer les villages et de traquer plus efficacement les résistants.

L’histoire que raconte Toppi est avant tout celle d’une quête de liberté. Celle d’un peuple face à une puissance coloniale sans autre objectif que l’extermination. Mais aussi celle d’un homme qui n’a jamais été libre. Toppi lui-même s’affranchit des codes narratifs classiques : il compose ses planches comme un écosystème vivant. Sans cadres rigides, avec des formes qui se répondent à travers la page, son dessin est d’une émancipation fascinante, immergeant le lecteur dans un monde aussi fascinant qu’hostile. Dans cette histoire palpitante où face à la brutalité rien n’a vraiment de sens à part la liberté.
* : une émission du podcast Le Pourquoi du comment : histoire qui explique le concept de microhistoire à écouter ICI.
L’Homme des marais. Sergio Toppi (scénario et dessin). Mosquito. 64 pages. 16 euros.
Les cinq premières planches :