Luc Révillon : “Bien qu’ancré dans le trecento, Vasco renvoie aussi à des références contemporaines”
Avec Affaires lombardes, la série Vasco atteint son 29e album et referme un diptyque commencé avec I Pittori. L’occasion pour Vasco de côtoyer le milieu des peintres florentins et de revenir à ses fondamentaux, c’est-à-dire son métier de banquier. L’occasion pour Cases d’Histoire de poser quelques questions à Luc Révillon, le scénariste de la série depuis le décès de Gilles Chaillet, sur un récit qui prend place en 1367.
Cases d’Histoire : La difficulté avec ce genre de série historique au long cours, c’est de trouver des idées pour renouveler l’intérêt à chaque épisode.
Luc Révillon : Vasco s’inscrit dans le genre des séries historiques, pour autant le romanesque n’en est pas absent. Lors des nombreuses discussions que j’avais eues avec Gilles Chaillet [NDR : le créateur de la série], je lui avais fait remarquer que les rapports entre les deux frères Baglioni et leur oncle Tolomei étaient peu souvent abordés. Après avoir amorcé le retour de Lorenzo dans Les citadelles de sable, ce sont les relations familiales entre Vasco, Lorenzo et Tolomeo, avec leurs répercussions sur les affaires commerciales que j’ai développées dans I pittori et Affaires lombardes.
CdH : On imagine qu’avec le trecento italien, les variétés d’intrigues et de thématiques sont énormes.
LR : Pour ce diptyque, je ne suis pas parti d’un arrière-plan historique mais d’une intrigue familiale sur le ton de « je t’aime, moi non plus », à laquelle bien sûr Sophie est mêlée et qui s’inscrit dans la continuité du récit précédent. L’Italie s’imposait car l’alternance entre une intrigue italienne et une extérieure avait été instituée par Gilles Chaillet. Chantal Chaillet et moi-même avons donc décidé de respecter cette loi du genre. Dès l’origine nous avions décidé de l’issue du récit. Nous n’en parlerons pas pour laisser le plaisir et la surprise aux lecteurs qui découvrent le diptyque. Qu’ils sachent simplement que cela répondait à notre volonté et à une demande de notre éditeur de ne pas faire éternellement de Vasco un beautiful loser.
CdH : Est-ce que le travail de documentation est facile pour une telle période et une aire géographique, abondamment traitées par les historiens ? Quelles sont vos sources ?
LR : Je n’en tire aucune gloire mais n’en éprouve aucune honte, pour écrire ce diptyque, je me suis très peu documenté. Comme ouvrages un peu pointus, je peux citer la lecture d’Enzo Carli, Les grands maîtres toscans du 14ème siècle (Flammarion, 1963) et de Millard Meiss, La peinture à Florence et à Sienne après la peste noire (Hazan, 1994). Pour le reste, j’ai recherché quelques informations sur l’organisation des corporations à Florence ou sur la confrérie Santa Maria della Misericordia qui luttait contre les épidémies de peste.
Comme à son habitude Dominique Rousseau fournit à l’intrigue un somptueux décor. Pour Padoue et Venise nous disposions de documentation suffisante. Malgré nos recherches, n’ayant pu établir où se trouvaient les Archives de Venise au trecento, nous les avons placé dans l’actuel bâtiment de la douane en nous référant pour le graphisme à un plan du 16ème siècle. Comme toujours, j’ai essayé de faire plaisir à Gilles Chaillet, qui nous lit confortablement installé dans le paradis des auteurs. On connaît son amour de l’Antiquité, j’ai donc situé la villa de la princesse Sophie près du théâtre antique de Fiesole où se déroule une magnifique et dramatique scène nocturne.
CdH : Curieusement, eu égard à la période, la peinture n’avait pas encore fait d’apparition dans Vasco. Une aubaine pour un scénariste.
LR : Je me souviens avoir imaginé la première scène d’I Pittori avant d’avoir rédigé le moindre synopsis. Quelques années plus tôt, à l’issue d’une croisière sur la Brenta entre Venise et Padoue avec mon épouse et des amis, nous avions visité la chapelle des Scrovegni décorée à fresques par Giotto. Ce lieu magique, comme épargné par les siècles, était resté dans un recoin de ma mémoire. C’est certainement de cette visite qu’est née une intrigue tournant en partie sur le milieu de la peinture.
CdH : Pourquoi avoir choisi de faire tourner l’intrigue autour des œuvres de Giotto, mort 30 ans avant le déroulement d’Affaires lombardes en 1367 ?
LR : Giotto est sans doute le peintre italien du trecento le plus illustre. Bien avant Klein, il s’est fait remarquer par ses « bleus », couleur préférée des Occidentaux, comme l’a longuement analysé l’historien Michel Pastoureau. Au trecento les pigments étaient obtenus en broyant des matières végétales ou minérales. Le bleu des fresques de la chapelle des Scrovegni à Padoue était à base d’azurite, beaucoup moins onéreux que celui obtenu à partir du lapis-lazuli, mais aussi moins stable. Comme l’on sait qu’un certain nombre d’artistes gardaient jalousement le secret de leur fabrication et que Giottino fut bien un disciple de Giotto, il y avait matière à alimenter l’intrigue.
CdH : Pour autant, la profession de Vasco n’est pas oubliée.
Luc Révillon : Pour ce qui est du second arrière-plan qui nourrit l’intrigue, il était clair pour notre éditeur et nous-mêmes qu’il y avait sans doute un peu trop longtemps que nous n’avions pas vu Vasco exercer son métier de banquier. Il m’est apparu évident que l’intrigue devant se dérouler en grande partie à Venise et à Florence vingt ans après les grandes faillites des banques florentines. Ce krach sans précédent devait encore être bien présent dans les mémoires des intéressés. Je me suis repenché sur deux classiques lus lors de mes études médiévales : Marchands et banquiers du Moyen Age par Jacques Le Goff (PUF, 1956), et Histoire de Florence par Yves Renouard (PUF, 1964). Chantal Chaillet m’a également fait parvenir un article d’un Anglo-saxon trouvé sur le net sur les origines des faillites florentines. Ses théories remettent en cause les thèses généralement admises sur les origines des grandes faillites bancaires des années 1340. Il y a une cinquantaine d’années, lors de mes études d’Histoire, on m’avait enseigné que ces faillites avaient été provoquées par le roi d’Angleterre Edouard III qui, suite à la guerre contre la France, s’était retrouvé dans l’impossibilité de rembourser les énormes sommes d’argent que lui avaient prêté les banques Bardi et Peruzzi. Leurs faillites avaient provoqué celles en chaînes d’autres petites banques florentines.
CdH : Dans cet album, il y a un personnage réel (le peintre Tommaso Fiorentino, alias Giottino), un personnage fictif (Frederico Taddéi) et un adolescent au prénom évocateur (Leonardo). Comment choisissez-vous vos personnages ?
Luc Révillon : Comme Gilles je suis attentif à ce que les récits que nous proposons, bien qu’ancrés dans le trecento, renvoient les lecteurs à des références contemporaines. Krach financier, faux en art – d’où le clin d’œil à Frédéric Taddei l’excellent présentateur de l’émission d’Art d’art, querelles familiales, Chantal et moi disposions de tous les ingrédients pour construire une solide intrigue. Leonardo est bien sûr également un autre clin d’œil et à l’époque et à Gilles qui proposa un superbe Vinci sur scénario de Didier Convard.
CdH : Il y a un petit clin d’oeil très drôle, où l’oncle de Vasco essaye de monter un bobard à Andrea Bardi en prétendant qu’Ibn Battuta est médecin. Pas de chance, le voyageur berbère est trop connu pour que ça passe.
Luc Révillon : J’aime bien, en essayant de ne pas être trop lourd, renvoyer à d’autres albums de la série, car au fur et à mesure des intrigues les personnalités des personnages s’étoffent, et la plupart des lecteurs y sont habitués désormais grâce à d’excellentes séries télévisées comme
Downton Abbey, Le bureau des légendes ou Wallander. Ibn Battuta était à l’époque un voyageur mythique et il est naturel que des grands banquiers en aient entendu parler. Dans Les citadelles de sable, Ibn Battuta donne à Vasco une recette susceptible de soulager les maux de son oncle. Tolomeo n’a visiblement pas cherché plus loin et en a conclu que le philosophe-géographe-voyageur était un grand médecin comme un certain nombre d’Arabes. Ce petit renvoi sert également à nourrir la discussion entre Tolomei et Bardi et à montrer au lecteur combien l’oncle Tolomeo est menteur et rusé et retombe facilement sur ses jambes. Selon Maurice Druon dans Les rois maudits, il était surnommé « le Renard ».
CdH : Si l’on suit la discussion avec l’oncle de Vasco à la fin de l’album, la suite des aventures du héros toscan se déroulera dans des contrées beaucoup plus froides.
Luc Révillon : Aborder le grand commerce maritime et la concurrence entre Venise, Gênes et la Hanse Germanique était indispensable pour exposer – succinctement – la thèse du chercheur anglo-saxon sur le krach boursier du milieu du trecento. Il me permettait également de faire le lien avec le prochain Vasco où la banque Tolomei tentera de concurrencer la Hanse. L’Or des glaces se déroule en Russie en 1368, à l’époque où la principauté de Moscou était dominée par le jeune Dimitri, qui n’avait pas encore obtenu son surnom de Donskoï, et où les Russes devaient payer chaque année un lourd tribut à la Horde mongole. Dominique Rousseau a déjà terminé vingt superbes planches de ce récit qui exceptionnellement en comportera cinquante-quatre. Mais il faudra attendre septembre 2019 pour le lire. Pour récompenser les amateurs de leur patience paraîtra à la même époque Ombres et lumières sur Venise. Trente ans après, le lecteur pourra lire Ténèbres sur Venise en noir et blanc accompagné d’un dossier d’une soixante de pages où je dévoilerai tout sur cette superbe aventure de Vasco : modification du titre, sources, tableaux cachés, itinéraires de Vasco, institutions vénitiennes, amours italiennes contrariées, et bien d’autres choses…
Vasco T28 I Pittori. Luc Révillon et Chantal Chaillet (scénario). Dominique Rousseau (dessin). Chantal Chaillet (couleurs). Lombard. 48 pages. 12,45 €
Vasco T29 Affaires lombardes. Luc Révillon (scénario). Dominique Rousseau (dessin). Chantal Chaillet (couleurs). Lombard. 48 pages. 12,45 €
Les 12 premières planches :