Microcosmes : connaître et raconter la vie d’inconnus éclaire aussi la grande Histoire
Après avoir franchi le Rubicon des plateformes numériques et des réseaux sociaux, le prof au (bientôt) million d’abonnés* @Yanntoutcourt redevient le professeur Yann Bouvier, enseignant et chercheur associé au Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine, mais avant tout le chantre de la microhistoire. Avec la complicité d’Éloi Chevallier, il dévoile à ses lecteurs papivores une stimulante Histoire de France à taille humaine, Microcosmes. Pour présenter le travail d’un pédagogue prêt à toutes les innovations, Cases d’Histoire s’autorise une interview imaginaire de son avatar, rencontré dans une e-salle des profs…
Gardez en tête que cette interview est un exercice de style et d’esprit critique.
Aucune réponse de cette discussion n’a réellement été formulée par Yann Bouvier.
Bonjour @Yanntoutcourt, alias Yann Bouvier. Puis-je confraternellement te tutoyer, toi qui fus invité à parler sur France Inter**, le 18 octobre dernier, en tant que membre d’une corporation à nouveau meurtrie dans l’exercice de son métier ?
Évidemment, cher collègue. Il est vrai que ma présence sur l’antenne de France Inter frisait le paradoxe. J’y étais invité en tant que « nouvelle tête » du monde enseignant et présenté d’emblée comme un maxi-prof très suivi sur les réseaux sociaux. Ce focus sur ma personne avait de quoi contraster avec mon sujet de prédilection, les inconnus qui ont fait l’HIstoire ! Heureusement, la fin de l’interview m’a permis de parler de ce roman graphique, aboutissement de trois années de labeur et d’une collaboration exigeante mais ô combien féconde avec Éloi Chevallier, dans lequel je reprends et développe ma passion pour la microhistoire.
Justement, faisons preuve de cette méthode historique dont tu ne te départis jamais, ni sur la toile ni dans cet album. Parle-nous de la microhistoire, ce courant historiographique qui a aujourd’hui conquis ses lettres de noblesse et dont le « patriarche » Alain Corbin t’a fait la gentillesse de préfacer ton roman graphique.
Volontiers. Il y a 25 ans, Alain Corbin a publié une biographie de plus de 300 pages*** sur Louis-François Pinagot, un sabotier lambda vivant dans l’Orne pendant les trois premiers quarts du XIXe s. Cet inconnu ordinaire choisi au hasard dans l’inventaire des archives municipales est promu sujet d’une enquête historique à la loupe. Dépouillant tous les registres à sa disposition, Corbin découvre ainsi sa taille, son exemption du service militaire, sa mort hors des sacrements de l’Église. Puis en agrandissant son faisceau d’observation, il l’insère dans son champ social en recueillant des données démographiques, économiques et judiciaires sur ses parents, sa femme épousée en 1818, ses huit enfants nés entre 1819 et 1841 et tous baptisés, son beau-père, son métier de sabotier appris « vers l’âge de 13 ans » chez un oncle. À défaut d’avoir défrayé la chronique, notre sabotier analphabète a encore beaucoup de choses à dire à l’historien, à condition, dixit Corbin, de « prendre appui sur le vide et sur le silence », c’est-à-dire d’imaginer, de contextualiser, de « probabiliser ».
Notre sabotier ayant vécu, après son mariage, en lisière du village d’Origny-le-Butin, c’est toute l’activité de cette petite bourgade du Perche qui peut fournir des éléments inférant probablement dans la vie de Pinagot, par exemple, son éloignement des bassins touchés par l’industrialisation permettant aux villageois de continuer à vivre « en ruraux », au gré des saisons. Et à force de changer d’échelle en agrandissant le cercle, la vie quotidienne de Pinagot rejoint la grande Histoire, lorsqu’il est touché avec sa famille par les crises de subsistances aiguës de 1827-1832 et surtout de 1847-1848. En tirant sur le fil d’une destinée, on récolte toute une pelote forcément teintée des faits marquants de la grande Histoire.
Ton attachement au changement d’échelles saute aux yeux dans l’album puisqu’il fait l’objet de son introduction (dans laquelle tu rends hommage aux pionniers de l’« histoire totale », Marc Bloch et Lucien Febvre). Outre le plaisir de rencontrer douze obscurs « maillons » de l’Histoire, cet ouvrage nous offre autant d’« entractes » pour répondre à de nombreuses questions épistémologiques (découper l’Histoire en tranches ?, p.71-73 ; le témoin et l’historien, p.202-203) ou plus politiques (Elle naît quand, la France ?, p.20-24 ; l’Histoire au service de la Patrie ?, p.146-148 ; l’historien peut-il être objectif ?, p.165-167). Est-ce important d’instruire le public jeune ou moins jeune sur les exigences de cette science « molle » ? Est-ce une façon de justifier son utilité ?
Oui, sans hésitation ! En progressant dans son cursus au collège, l’élève découvre comment les régimes totalitaires du XXe s ont cherché à manipuler les esprits. Réécrire l’Histoire a fait partie des outils totalitaires du stalinisme, par exemple. Modestement, le professeur que j’incarne dans ces entractes explique ce qu’est l’Histoire, ses enjeux, ses méthodes, à des élèves de plus en plus déboussolés dans un monde qui, paradoxalement, n’a jamais mis à leur disposition autant d’outils pour explorer le passé, le présent, voire le futur. J’aime aussi l’idée qu’ils prennent conscience, à travers mes histoires minuscules, qu’ils seront un jour peut-être des historiens mais qu’ils font déjà l’Histoire. Pour cela, raconter l’enfance (y compris celle des plus illustres) me paraît fondamental.
Ce qui accroche les jeunes sur les réseaux sociaux ne peut pas facilement être transplanté dans une planche de BD. Tu as pourtant instillé, grâce à ton dessinateur, le maximum de traits d’humour dans tes douze monographies. Ne crains-tu pas d’être taxé de facilité ou d’abus d’anachronismes volontaires ?
Non, pas vraiment. Avec Éloi, nous avons surtout usé de la technique éprouvée du clin d’œil, de l’allusion à une situation contemporaine ou à une référence culturelle largement partagée. Par exemple, dans la biographie sur Caius Iulius Vindex, nous misons sur la culture « pop » avec des allusions aux Avengers et à la saga Star Wars (pages 10 et 18) et, pour les moins jeunes, sur des propos d’ancien ou d’actuel présidents de la République (pages 12, 14 et 16). Nous usons aussi d’un classique de la BD, le caméo, pour renforcer la force comique d’un propos (le Gaulois clamant qu’il est « du genre réfractaire » ressemble étrangement au président Macron****).
Notre propos se voulant didactique, nous usons des mêmes techniques que vous, au collège, pour capter ou réamorcer l’attention des élèves. Et quand cela pourrait paraître trop gros, nous signalons l’anachronisme, comme par exemple la présence de Freud au chevet de la mère de Louis-François Pinagot (page 116). Pour la sculpturale blonde allongée dans le lit de Napoléon qui fait allusion au Mépris (page 114), nous ferons confiance à la culture cinématographique de nos lecteurs… Après tout, jamais Uderzo et Goscinny n’ont décodé les fines allusions émaillant leurs albums d’Astérix, pour la plus grande joie de leurs fans qui prennent ainsi un immense plaisir à lire et relire des œuvres dont ils détectent la profondeur au gré de leur capital culturel.
Ces constantes réparties comiques sont de toute façon magistralement contrebalancées par un travail colossal sur « l’historicité du dessin », auquel tu consacres une page en fin d’album (page 228). Était-ce l’écueil principal pour passer au roman graphique ?
En effet. Nous ne pouvions pas en plus arguer de l’absence de données sur nos illustres inconnus pour les replacer dans leur époque, puisque notre but est clairement de montrer qu’ils font partie intégrante de la grande Histoire. Certes, nous déclarons sous le sommaire notre défaut de modèle pour quatre visages, puis nous indiquons ensuite l’existence de portraits pour plusieurs autres… avant que la photographie ne vienne à notre secours pour l’histoire contemporaine. Cette distinction dans le corpus des sources vaut aussi pour les décors. Pour raconter la vie de Jeanine Morisse, alias Niquou, nous disposions d’un abondant matériel documentaire.
Parlons un peu du travail d’Eloi Chevallier. Tu le remercies d’avoir « supporté ton obsession de la rigueur » en même temps que d’avoir donné chair à des « vannes plus ou moins inspirées ». En définitive, a-t-il permis à ta conception de l’Histoire un passage, une transcription, une traduction en langage BD ?
Pour lui, je bifurquerais volontiers cinq minutes vers la macrohistoire pour entonner un célèbre couplet où il est question d’un bon Saint-Éloi reprochant à son roi d’être (très) culotté ! Dans la page dédiée à l’historicité des dessins, je loue son admirable sens du détail, qui s’est parfois heurté au manque de sources. Ainsi, quand je ne trouvais pas les documents adéquates pour créer un décors, je préférais qu’il use d’un fond uni, plutôt que de risquer l’erreur.
À la fidèle reproduction de personnages ou de décors, nous avons ajouté des documents pédagogiques utiles comme des cartes (les Gaules, page 10, la France à la mort d’Henri IV, page 22, le royaume franc en 1080, page 31), des adaptations de grands classiques de l’iconographie scolaire (le sacre de Louis IX d’après une célèbre miniature conservée à la BnF, page 31). Quelques autres classiques de l’illustration pédagogique trouvent aussi leur place : l’escalier du cursus honorum, page 14, le passage de l’an 1 avant l’ère commune à l’an 1 de l’ère commune, enjambant la fameuse année 0, le cauchemar des professeurs de mathématiques, page 72). Bref, notre duo a bien fonctionné pour essayer de réaliser l’image juste… qui frappe l’imagination, donc la mémoire.
Bien que je me doute de la réponse, accordes-tu au 9e art le statut de ressource quand il s’agit d’aborder une notion historique ?
J’aurais du mal à dire le contraire et mon éditeur encore plus de mal à l’entendre ! Qui oserait aujourd’hui dénier ce statut de ressource à Tardi quand il s’agit de montrer la vie du poilu dans les tranchées ? Lorsque mes « héros » inconnus ou anonymes livrent des témoignages vécus, leur mise en images représente une incontestable plus-value, pour peu qu’elle s’appuie sur des sources solides établies par des spécialistes reconnus. La bibliographie sélective fournie en fin d’album (p.224 à 227 et 229) plaide pour notre crédibilité. Les deux dernières biographies de l’album racontent les vies de Jeanine Morisse, une résistante, et de Zakia Mokrani, une fille de Harki. Leurs témoignages bruts constituent une source précieuse pour accéder à la vérité sur l’Occupation et la guerre d’Algérie. Mais grâce à l’apport de la BD, nous contextualisons graphiquement, nous précisons ce qui allait de soi pour ces femmes mais qui méritent un éclairage pour des profanes. Le choix du noir et blanc donne enfin une profondeur inouïe à certaines séquences, comme celle de la vie dans le camp de Ravensbrück (p.194-197). Je pense que ces pages pourraient être conseillées à des élèves recherchant à approfondir leurs connaissances après avoir abordé l’étude de l’univers concentrationnaire grâce aux « classiques » (Nuit et Brouillard ou l’autobiographie de Simone Veil, pour ne citer que ces deux exemples).
Depuis quelques années, les femmes deviennent enfin un sujet après avoir été longtemps objectivées. D’ailleurs, ton album insiste sur ce fait dans l’un de ses entractes (Les femmes et les silences de l’Histoire, p.89-93) et met à l’honneur quatre femmes***** sur les cinq derniers récits. Hasard ou conviction ?
L’entracte auquel tu fais référence plaide pour la conviction. L’Histoire a longtemps invisibilisé les minorités et parmi elles, celle des femmes. Aujourd’hui, loi de l’espérance de vie oblige, les dernières grandes voix qui nous ont parlé ou nous parlent encore de l’Occupation sont celles de Lucie Aubrac, Francine Christophe, Madeleine Riffaud, Ginette Kolinka. Et une génération d’historiennes a également aujourd’hui moins de difficultés à imposer ses sujets de recherche (j’en cite quelques-unes p.92, auxquelles j’ajouterais volontiers la médiéviste Colette Beaune), sur les traces de Michelle Perrot. Suffit-il de rappeler que parmi le millier de Compagnons de la Libération, six seulement sont des femmes, alors que l’un d’eux, le colonel Rol-Tanguy, déclare que « sans elles, la moitié de notre travail eût été impossible » ?
Ton interview sur France Inter s’achève sur une note personnelle qui me conduit à la toute dernière question : est-ce que partir à la découverte de l’histoire d’individus ordinaires permet de s’ancrer dans sa propre microhistoire ?
Rude mise en abyme en perspective ! Je me contenterais de reprendre à mon compte les mots de conclusion de la journaliste : « l’Histoire est un refuge ». J’invite tous ceux que l’Histoire passionne à se retrouver, dans tous les sens du terme, sur les réseaux sociaux ou en s’immergeant dans ces douze récits de vie à taille humaine.
Après Il était une fois les Découvreurs, lointains précurseurs du voyage en dessin animé pour remonter le temps, @Yanntoutseul deviendra-t-il Yann Solo, le prof 3.0 capable de passionner les adolescents en leur parlant d’autres Gaulois qu’Astérix et d’autres chevaliers que ceux de Kaamelott ? Dans ses communautésnumériques se côtoient déjà des milliers de passionnés avides d’approfondir leurs
connaissances, d’esprits cartésiens en quête de « fact-checking » et de plus timorés désireux de recoller au peloton de leur Histoire. Son roman graphique tous publics mérite amplement de se retrouver dans quelques semaines sous le sapin de Noël et, en attendant, de figurer en bonne place dans les CDI, auréolés d’un coup de cœur de leurs capitaines documentalistes.
* : Selon l’attaché de presse des éditions First, @yanntoutcourt cumule à la date du 28 septembre 2023 763000 abonnés sur Tik Tok, 110000 sur Instagram et 88500 sur sa chaîne YouTube, soit 940000 en tout comme notifié en médaillon sur la couverture de l’album.
** : France Inter avait décidé de dédier cette journée au corps enseignant, meurtri par l’assassinat de Dominique Bernard le 13 octobre 2023 à Arras, presque 3 ans jour pour après celui de Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre 2020 et 8 mois après celui d’Agnès Lassalle à Saint-Jean-de-Luz le 22 février. L’interview matinale de Yann Bouvier est à écouter ici.
*** : Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot : sur les traces d’un inconnu (1798-1876), éditions Flammarion, 1998, cité en note dans Microcosmes, page 114.
**** : Alors qu’il était au Danemark le 29 août 2018, le président avait comparé un « peuple luthérien qui a vécu les transformations des dernières décennies » au « Gaulois réfractaire au changement ». Face aux grincements de dents, il avait ensuite tenté une pirouette : “J’assume, […] j’aime notre pays, j’aime notre peuple et je crois que ce qu’attendent nos voisins, […] c’est d’avoir une France fière d’elle-même […] qui sait regarder son Histoire et ses transformations en cours“, avait-t-il renchéri.
***** : Sur les quatre, signalons que la vie de Nathalie Le Mel, née Duval, grande figure méconnue de la Commune de Paris, a déjà inspiré une BD : Des Graines sous la neige, Roland Michon (scénario). Laetitia Rouxel (dessin), éditions Locus Solus, 2017, chroniqué sur Cases d’Histoire ICI.
Microcosmes, L’histoire de France à taille humaine. Yann Bouvier (scénario). Éloi Chevallier (dessin). First. 232 pages. 25,95 euros.
Les dix premières planches :