Quand la grande muette s’intéresse au 9e art : une résidence pour la BD historique
Lieu de conservation des archives audiovisuelles de l’armée française, l’ECPAD (Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense) accueille régulièrement des auteurs de bande dessinée à la recherche de documentation. Sous la houlette de Gilles Ciment (directeur adjoint de l’ECPAD et ancien directeur de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême) et en association avec l’ADAGP (l’Association pour la Diffusion des Arts Graphiques et Plastiques), une résidence est maintenant ouverte aux auteurs, dessinateur ou scénariste. Le dessinateur Sera est le premier lauréat de cette résidence. Alors que s’ouvrent les candidatures pour la prochaine session, nous avons rencontrer Gilles Ciment qui nous explique pourquoi BD et archives de l’armée font bon ménage et pourquoi l’armée française s’intéresse de plus en plus en plus au 9e art.
Cases d’Histoire : Pourquoi créer une résidence à l’ECPAD ?
Gilles CIment : L’ECPAD est un producteur d’images témoignant, depuis 1915, de l’action des forces armées partout où elles interviennent, pour l’information, le travail de mémoire et le lien armée-nation. C’est aussi un centre d’archives qui conserve ses propres images mais aussi celles des autres producteurs du ministère des Armées. Ces 15 millions de photographies et près de 100 000 heures de film sont donc en permanence alimentées par de nouvelles images et régulièrement utilisées dans les réalisations audiovisuelles de l’institution. Elles sont également une source inépuisable pour les recherches universitaires, les producteurs de documentaires et les éditeurs d’ouvrages historiques. Mais la mémoire visuelle des conflits contemporains ne saurait à nos yeux rester circonscrite à l’approche historique et savante. Après quelques expériences récentes de dialogue entre nos archives et des vidéastes, des peintres et des réalisateurs de cinéma d’animation, nous avons voulu encourager et faciliter ces échanges qui permettent de faire vivre autrement les archives au contact de la création contemporaine. C’est pour cela que nous avons décidé d’aménager, au fort d’Ivry-sur-Seine, deux appartements-ateliers pour accueillir en résidence, au plus près de nos archives mais aussi en immersion dans une emprise militaire, des artistes d’horizons divers aussi bien que des chercheurs invités, qui pourront notamment consulter à leur aise nos archives non numérisées.
Ce projet comble-t-il un manque ?
Ces résidences nous permettront de soutenir et révéler les talents confirmés et en devenir en encourageant la création, de faire connaitre aux artistes l’ECPAD, ses missions et ses archives, de permettre une meilleure diffusion et valorisation des fonds conservés, de raconter et transmettre l’histoire des conflits contemporains et le lien armée-nation, de toucher un public plus large. Cette ambition est inscrite au contrat d’objectifs et de performance signé entre l’ECPAD et le ministère des Armées.
Quels moyens sont mis en œuvres pour aider les artistes ? Que vont-ils trouver ?
Confortablement hébergés dans un îlot de verdure à la porte de Paris, accompagnés dans leurs recherches par nos documentalistes, ils pourront explorer nos fonds dans les meilleures conditions. Un référent du pôle du développement culturel et de la diffusion les guidera pour la découverte et l’accès aux archives tout en les conseillant. Il les accompagnera, au besoin, pour rencontrer des historiens, des réalisateurs, des photographes (actifs ou retraités) ou encore, avec l’appui de la mission cinéma et industries créatives du ministère des Armées qui nous accompagne dans ce projet, des professionnels et militaires en lien avec le sujet de leur projet. De plus, outre la découverte des métiers exercés au sein de l’ECPAD, ils seront invités à profiter, s’ils le souhaitent, d’une expérience de tournage au sein d’une équipe du pôle de production audiovisuelle, suivant le calendrier événementiel.
Pour nos deux premières résidences, l’une destinée à un auteur de bande dessinée, l’autre à un auteur jeunesse (album illustré ou bande dessinée), nous nous sommes associés d’une part à l’ADAGP, qui apporte un soutien financier substantiel en délivrant une bourse de vie de 2 000 € bruts par mois de présence (soit un total de 6 000 € bruts pour chaque résidence de trois mois) pour faire face aux frais divers de l’artiste, d’autre part à la direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA) qui apportera, dans le cadre de sa politique de soutien financier à l’édition, une contribution sous forme de coédition en partenariat avec un éditeur privé pour éditer l’œuvre réalisée dans le cadre de la résidence.
Quelles sont les obligations / les termes de l’échange entre l’ECPAD et les artistes ?
L’esprit de la résidence est l’aide à la création. Priorité est donc donnée à l’œuvre, dont le projet doit seulement répondre au cadre proposé (puiser son inspiration ou ses références visuelles dans les archives de l’ECPAD, ou bien être en rapport avec les métiers de l’ECPAD ou le cadre du fort d’Ivry).
Dans le cadre de sa résidence, l’artiste sera invité à témoigner de l’élaboration de son travail au cours de temps d’entretiens qui permettront la réalisation d’un making of, dont la réalisation sera séquencée en feuilleton pour la communication institutionnelle (réseaux sociaux) de l’ECPAD et de ses partenaires et dont le résultat intégrera les archives de l’ECPAD. Enfin, en lien avec le département de la médiation et des publics, l’artiste pourra être associé à une présentation de son œuvre sous la forme d’une exposition, d’une conférence ou d’une soirée-débat. Par ailleurs, l’artiste pourra ponctuellement être associé à certaines actions de valorisation dans le cadre des partenariats de l’ECPAD avec les universités et les acteurs du monde culturel (musées, fondations, associations, festivals) comme des tables rondes, des rencontres, des projections, etc.
Après sa résidence, l’artiste sera invité, s’il le souhaite, à prolonger son expérience vécue et à partager son travail dans le cadre des manifestations liées à son domaine d’expression, notamment lors de présences de l’ECPAD ou du ministère des Armées dans des festivals et manifestations culturelles.
Le ministère de la Défense s’engage beaucoup pour la BD, pourquoi ?
Parce que j’y suis entré ! Plus sérieusement : le ministère, après le succès du Bureau des légendes, s’est intéressé à la capacité du soft power de tisser un lien armée-nation qui s’est distendu depuis la suspension du service militaire. Ce qui n’était qu’un bureau d’accueil des tournages s’est mué en « mission cinéma », qui s’est aussi intéressée à la production télévisuelle. Puis d’autres secteurs culturels susceptibles de s’intéresser aux sujets du ministère et d’intéresser en particulier la jeunesse ont été scrutés : le jeu vidéo, les vlogs… Une approche a été le programme Red Team Defense, visant à mettre en relation des auteurs et autrices, dessinateurs et scénaristes de science-fiction avec des experts scientifiques et militaires pour imaginer les menaces futures visant la France ou ses intérêts. Une autre a consisté à se pencher sur l’impressionnante production de bande dessinée relative au fait militaire ou aux conflits, en créant d’abord les prix « Galons de la BD », puis en ouvrant à l’ECPAD ces résidences d’artistes dont les deux premiers hôtes seront des auteurs de bande dessinée ou illustrateurs. C’est une manière de stimuler l’intérêt des auteurs pour nos sujets, leur apporter la documentation et l’expertise scientifique, technique et historique utiles à leur création, et toucher un large public à travers un média accessible et très populaire.
Les informations et la liste des documents à joindre au dossier de candidature sont consultables sur
www.ecpad.fr/residence-d-artiste/
SÉRA
LAURÉAT DE LA PREMIÈRE RÉSIDENCE D’ARTISTE DE L’ECPAD
Le lauréat de cette première résidence d’artiste a été sélectionné parmi quatre finalistes par un jury composé de trois représentants de l’ECPAD, d’un représentant de la DPMA et de deux auteurs membres de l’ADAGP, Emmanuel Guibert et Catel.
Scénariste, illustrateur, sculpteur et peintre, Séra est l’auteur de plus d’une vingtaine d’albums depuis ses débuts dans les années 1980.
Né à Phnom Penh en 1961, Phouséra Ing a publié plusieurs ouvrages sur la guerre du Cambodge tels que L’Eau et la Terre et Lendemains de cendres, parus aux éditions Delcourt en 2005 et 2007. Plus récemment, en 2018, il en a fait le sujet de son récit graphique publié chez Marabout Concombres Amers, Les racines d’une tragédie, 1967-1975, pour lequel il a reçu une mention spéciale du jury de la Société civile des auteurs multimédia (Scam) en 2020. Dans le prolongement de ce travail mémoriel, Séra publiera cette année chez Delcourt un nouvel album, L’Âme au bord des cheveux, consacré aux événements du 17 avril 1975, jour où Phnom Penh tomba aux mains des Khmers Rouges. Pour ce roman graphique, l’auteur a reçu une bourse de création du Centre national du Livre (CNL).
Retracer l’histoire de l’Indochine française
Dans le cadre de la résidence d’artiste de l’ECPAD, son projet narratif et visuel porte sur l’histoire de l’Indochine française de 1945 à 1954. Son récit évoquera le coup de force du 9 mars 1945, date de la prise de contrôle total de l’Indochine française par l’Empire du Japon, que son armée occupait depuis 1940.
À partir de ce tournant dans l’histoire de l’Indochine, l’auteur abordera les combats menés par la France au Tonkin, en Annam et Cochinchine, mais également la situation au Laos et au Cambodge. Avec ce projet de bande dessinée, Séra entend rendre hommage à tous ceux qui ont écrit, photographié et filmé les événements, tels que les écrivains et journalistes Jean Lartéguy, Lucien Bodart, Erwan Bergot, Jean Hougron et Graham Green, et les réalisateurs Pierre Schoendoerffer et Raoul Coutard.
Afin de nourrir ses recherches sur le sujet, le lauréat aura l’opportunité de travailler à partir des archives de l’ECPAD durant la résidence d’artiste de trois mois qui se déroulera au Fort d’Ivry.
« Je suis honoré d’avoir été retenu pour cette première résidence d’artiste : les recherches historiques que je vais pouvoir mener à travers les archives photographiques et cinématographiques de l’ECPAD me permettront de donner une plus grande force à mon récit, cela afin de transmettre cette période de l’Histoire au plus grand nombre », a confié Séra à l’issue du vote du jury.
Gilles Ciment
Né en 1962, Gilles Ciment mène depuis trente ans une réflexion sur les images filmées et dessinées, qui l’a conduit à enseigner l’histoire du cinéma à l’Université de Paris X Nanterre et l’esthétique de la bande dessinée à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, à présider la Maison des Auteurs et à siéger comme expert dans diverses commissions du Centre national du cinéma et juré dans de nombreux festivals. Il a également dirigé plusieurs livres, collaboré à une quarantaine d’ouvrages et de nombreuses publications critiques ou historiques, et assuré le commissariat d’une vingtaine d’expositions. En 1983 il crée la Bibliothèque du cinéma à Paris qu’il dirige jusqu’en 1991, quand il rejoint la Bibliothèque Nationale de France en construction comme chef de projet au Département de l’audiovisuel. Après une mission auprès du Forum des Images, il intègre en 1995 le groupe MK2 en tant que directeur de la communication puis directeur général adjoint, avant de produire des films chinois et éditer des DVD chez Paradis Films, dont il est directeur du développement de 1999 à 2006. Entre 2007 et 2014, il dirige l’établissement public de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême. En 2015, pour le groupe multimédia Média Participations, il travaille à la conception d’un établissement d’un genre nouveau : R/O, un émulateur de héros et projets transmédia qui ouvre en 2017 à Charleroi. En 2016, il est nommé directeur adjoint de l’établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD). Gilles Ciment est Officier de l’ordre des Arts et Lettres.
Deux réalisations qui allient arts plastiques et archives historiques
Eyes of war
Un partenariat noué entre La Comète – scène nationale de Châlons-en-Champagne, le festival international War on Screen / Faites des films, pas la guerre et l’ECPAD a permis à la réalisation d’un projet imaginé par le duo d’artistes ©®. Christian Volckman et Raphaël Thierry ont créé une grande fresque intitulée Eyes of War, à partir de photos d’archives de l’ECPAD.
Warnimation
En 2018, dans le cadre des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale,
l’école d’animation d’Angoulême l’@telier, La Comète –scène nationale de Châlons-en-Champagne et l’ECPAD se sont réunis autour du projet Warnimation qui prévoit la réalisation de très courts métrages d’animation par les élèves, en lien avec les archives cinématographiques conservées à l’ECPAD.
Les neuf films d’une minute ont été ainsi projetés au festival War on Screen / Faites des films, pas la guerre à Châlons-en- Champagne, puis au festival Movies on War à Elverum (Norvège).