Retour à Lemberg : de la Shoah jusqu’aux notions concurrentes de génocide et de crime contre l’humanité
Au moment où les massacres commis à Gaza et la guerre menée en Ukraine par les Russes redonnent toute leur actualité aux notions de crime contre l’humanité et de génocide, Retour à Lemberg, roman graphique de Jean-Christophe Camus et Christophe Picaud adapté d’un livre de Philippe Sands, vient rappeler ce que recouvrent ces notions, comment elles sont apparues et ont été intégrées au droit international à partir de 1946.
Retour à Lemberg est à l’origine un livre récent de Philippe Sands * (East West Street: On the Origins of Genocide and Crimes Against Humanity, 2016). C’est le récit très documenté d’une enquête de l’auteur, juriste en droit international, sur l’origine des notions nouvelles de crime contre l’humanité et de génocide.
Mais ce livre est aussi un véritable enquête historique sur le sort des Juifs d’Europe de l’est à travers le destin d’une ville et d’une famille, celle de l’auteur. En effet, la ville de Lemberg est un témoin au combien représentatif de l’histoire de l’Europe de l’Est dans l’entre-deux-guerres, puisqu’elle a changé de nom plusieurs fois, en fonction des vainqueurs : Lemberg, Lwow, Lvov, puis Lviv, tantôt austro-hongroise, polonaise, russe, allemande et pour finir ukrainienne.
Quant au récit familial, il allie l’intime à l’universel. En effet, les quatre personnages principaux ont en commun d’avoir passé une partie de leur vie à Lviv (ou Lvov), autrefois appelée Lemberg, ou d’en avoir été responsable : Leon Buchholz (1904-1997), mort à Paris, le grand-père taiseux de l’auteur, qui l’a orienté vers le droit international et dont les silences ont éveillé sa curiosité ; Raphael Lemkin (1900-1959), juriste en droit international pénal, inventeur du concept de génocide ; Hersch Lauterpacht (1897-1960), juriste en droit international pénal, développeur de la notion de crime contre l’humanité ; et…Hans Frank (1900-1946), gouverneur entre 1939 et 1945 de la partie de la Pologne où quatre des pires centres d’extermination nazis ont opéré (Chelmno, Belzec, Sobibor et Treblinka). Et bien sûr, ces quatre personnes ont toutes un lien avec Philippe Sands, de par son histoire familiale ou son activité de juriste spécialiste du droit international.
L’adaptation en bande dessinée n’était pas facile, car le livre est une enquête minutieuse avec beaucoup de détails, tous importants. Disons-le tout de suite, c’est un pari gagné parce que même si la BD fait plus de 300 pages et qu’il y a de nombreux encadrés à lire, le dessin précis en noir et blanc, sans aucune nuance de gris comme cela se fait souvent, va à l’essentiel et vient dynamiser le texte. De même les photos, forcément en noir et blanc à cette époque, sont reproduites dans un dessin qui par ses contrastes met le doigt sur les éléments importants.
Le lecteur ayant quelques connaissances historiques de cette période est aussi mis dans la connivence avec l’introduction dans les planches de nombreuses photos connues des actualités de cette époque, comme celle par exemple des parcs à jeux français « interdits aux chiens et aux juifs » ou des rafles de 1942 (voir en particulier les pages 62, 168 et 176).
Surtout, l’enquête comporte beaucoup de part d’ombres, notamment concernant les personnages principaux (Hans Frank et Léon le grand-père), ainsi que des faits historiques oubliés, qui sont peu à peu révélés, ce qui donne au lecteur l’impression de suivre un polar, mais un polar dont on connaît malheureusement une partie de la fin tragique.
Ce roman graphique est donc conçu comme une enquête. Au départ, Philippe Sands participe à une conférence sur le génocide et les crimes contre l’humanité dans la ville de Lviv, qui fut celle de l’enfance de son grand-père mais aussi de Hersch Lauterpacht et Raphaël Lemkin, les deux hommes ayant introduit les termes de crimes contre l’humanité et de génocide au procès de Nuremberg. Pourquoi ces deux termes ? Comment deux personnes ayant vécu dans la même ville, tous deux juifs, en sont arrivés à créer et imposer ces notions de droit si fondamentales aujourd’hui et qu’est-ce qui les différencie ?
Pour répondre à toutes ces questions la BD se centre d’abord sur Léon Buchholz, le grand-père de Philippe Sands, ce qui permet de faire réapparaître le destin de toute une famille mais également de toute la communauté juive d’une petite ville d’Europe de l’Est qui est successivement polonaise, russe puis conquise par les nazis. L’enquête n’est pas simple car à de nombreuses reprises les personnes survivantes interrogées par Philippe Sands n’ont soit pas envie de se souvenir, soit pas hérité de la mémoire de leur parents. Elles sont également victimes des silences des acteurs de cette période plus que troublée. C’est à partir de maigres indices et de quelques photos que Philippe Sands remonte l’histoire de sa famille. Ce qui fait également de cette BD un excellent exemple de ce que peut être le travail d’un historien de la Seconde Guerre mondiale : archives familiales mais aussi officielles, témoignages, journaux intimes, carnets, photographies, médias, tout est mis au service de la reconstitution du passé de ces communautés juives d’Europe assassinées.
Leon Buchholz a vécu à Vienne tout comme Lauterpacht qui y fit ses étude de droit, il se marie en 1937 avec Rita Kamper, mais en mars 1938 c’est l’invasion de l’Autriche avec la mise en place de mesures discriminatoires à l’égard des Juifs. En Juillet 1938, c’est la naissance de Ruth, mère de Philippe Sands, dans un contexte oppressant puisqu’en novembre de la même année, c’est la nuit de Cristal à Vienne, ce qui pousse Leon au départ pour la France, mais seul ! C’est ainsi qu’une des premières zones d’ombre de cette enquête apparaît, que Philippe Sands va tenter de résoudre. Leon est à Paris en janvier 1939. Six mois plus tard, il fait venir sa fille, qui vivra sous une fausse identité dans une famille d’accueil le temps de la guerre car Léon est impliqué dans l’UGIF (Union générale des Israélites de France **). Cette organisation est démantelée en 1943 avec de nombreuses arrestations auxquelles Leon échappe par miracle. Puis Rita arrive en France, mais seulement en novembre 1941. En juillet 1942, toute la famille de Leon disparaît dans les centre de mise à mort mais il ne l’apprendra que des années plus tard. Leon et Rita échappent aux rafles grâce à de faux papiers et participent à la Résistance, ce qui vaudra à Léon d’être présent le 1er novembre 1944 aux côtés de De Gaulle pour la visite du carré des fusillés résistants du cimetière d’Ivry sur Seine. Et c’est bien sûr ce même Leon qui poussera son petit-fils à faire du droit international…
Puis l’enquête se centre sur Hers Lauterpacht, créateur de la notion de crime contre l’Humanité et Rapahël Lemkin, créateur de la notion de génocide. Tous deux sont des Juifs ayant fait leurs études de juristes à Lemberg et ayant eu le même enseignant de droit. Lauterpacht continue à Vienne tandis que Lemkin va étudier à Varsovie, mais tous les deux connaissent toutes les manifestations de l’antisémitisme de cette époque. Ce qui motive entre autre leur départ, Lauterpacht pour Londres, Lemkin pour les États-Unis, mais ce dernier est contraint de rester en Suède, à Stockholm. Assez connu, Lauterpacht entame un cycle de conférence aux États-Unis ce qui lui permet de rencontrer Robert Jackson, procureur général des États-Unis nommé par le président Roosevelt, qui aura un rôle éminent lors du premier tribunal pénal international de Nuremberg. Lauterpacht devient conseiller de Jackson et au fur et à mesure que les nazis s’engagent dans ce qui sera la Shoah, Lauterpacht, réfléchit sur la notion de crimes en période de guerre contre les civils, ce qui débouchera sur la notion de crimes contre l’humanité. Cependant, il n’est pas le seul à y réfléchir, Raphaël Lemkin, installé à Durhan aux Etats-Unis et bouleversé par les crimes commis par les nazis, fait tout pour introduire une nouvelle notion, celle de génocide. Quelle différence ? Le crime contre l’humanité est censé protéger et permettre le recours à la justice de tout individu victime de crimes au nom d’une idéologie, alors que le génocide est censé s’en prendre aux crimes contre des groupes désignés en tant que tel.
La crainte de Lauterpacht étant que cette notion, plus difficile à prouver selon lui, prenne le pas sur celle de crime contre l’humanité et protège mal les individus. Après bien des rebondissements, p. 176, les notions nouvelles de crimes contre l’humanité et de génocide consacrées, le tribunal de Nuremberg pouvait commencer, ce qui nous amène à Hans Frank.
Celui-ci se fait connaître d’Hitler au moment de son ascension en défendant et conseillant les nazis dans les différents procès qui leur sont intentés en Allemagne dans les années 1930. C’était l’un des principaux juriste d’Hitler. D’où le double intérêt de Philippe Sands pour ce personnage ambigu, qui a tordu le droit pour en faire un arme de destruction massive !
Nommé gouverneur général de la Pologne occupée en 1939, il y est un nazi zélé mettant en place de manière brutale et humiliante les mesures antijuives. Après l’invasion de l’URSS, Lemberg tombe sous la juridiction d’Hans Frank (et elle devient même la capitale du district de Galicie), de même que les 3,5 millions de Juifs peuplant ce gouvernement général ***. Celui-ci se voit charger de régler le « problème » juif en « accueillant » les Juifs d’Allemagne et d’Autriche. La solution finale adoptée à Wannsee en Janvier 1942 est mise en œuvre de façon zélée par Hans Frank.
Pour retracer la carrière de ce nazi convaincu, Philippe Sands utilise les archives du tribunal de Nuremberg, les 11 000 pages des 38 volumes du journal de Frank dans lequel il répertorie tout à l’aide de deux secrétaires et recueille le témoignage du fils de Frank, Niklas, qui vit en Allemagne où il fut journaliste au magazine Stern et est un anti-nazi convaincu. Cette rencontre intime vient redonner une certaine humanité, non pas à son père décrit comme froid et calculateur, mais à cette période dont l’ouvrage relate ad nauseam les massacres et crimes commis contre les Juifs : ghettos, rafles, expulsion vers les camps de la mort. Et en particulier ceux de Lemberg, dont les familles de Lauterpacht et de Leon Buchholz.
La rencontre avec Niklas Frank en amène une autre tout aussi étonnante, celle avec le fils d’Otto Von Wächter, gouverneur de Galicie et de Lemberg donc, qui tout en reconnaissant les crimes commis cherche absolument, malgré les preuves fournies pas Sands, à en dédouaner son père.
Arrêté, jugé à Nuremberg, Frank se convertit au catholicisme et donne tous les signes d’une grande piété. C’est aussi à Nuremberg qu’il rencontre indirectement Lauterpacht et Lemkin. Le dernier chapitre est consacré au tribunal de Nuremberg.
Sands rappelle l’importance de ce tribunal tout en se centrant sur Frank, le seul des accusés à reconnaître une part de responsabilité dans le génocide des Juifs, mais non sans arrières pensées. Il montre également que le tribunal limita la portée de la notion de génocide, mais au moins désormais la notion existait. Le dénouement est alors raconté en quelques cases, laissant entrevoir les différents sentiments des acteurs de cette époque entre paix retrouvé et sentiment d’amertume avec un goût d’inachevé. Depuis les notions de crime contre l’humanité et de génocide ont continué à faire leur chemin dans le droit international jusqu’à en devenir les références ultimes en cas de conflit, même si, comme le montre l’exemple de la guerre menée par Israël à Gaza, les désaccords subsistent sur l’interprétation des textes et la valeur des preuves permettant de qualifier ces actes.
A la fin du roman graphique, on trouve un cahier d’archives comprenant les photographies originales reprises dans l’album et des documents familiaux qui apportent une grande émotion. Ce qui permet aussi de montrer l’importance des femmes dans cette histoire. Certes, le récit est centré sur des hommes, du fait du contexte de l’époque qui veut que ce soit eux qui font des études supérieures et qui obtiennent des postes de pouvoir. Pourtant les femmes sont partout présentes. Depuis Rita, la grand-mère de Philippe Sands, jusqu’à la trouble Brigitte, épouse de Frank, tout en passant par les dialogues avec Ruth, la mère de Philippe Sands, mais aussi Herta Gruber, une des nièces de Leon vivant à Tel Aviv et « qui a choisi de ne pas se souvenir », ainsi que la discrète mais ô combien courageuse Miss Tillney, chrétienne « sauveuse » de Juifs traqués. Pour toutes ces raisons, Retour à Lemberg est un ouvrage exceptionnel qui fait véritablement œuvre de mémoire.
* : Philippe Joseph Sands, né le 17 octobre 1960 à Londres, est un écrivain et avocat franco-britannique. Il est professeur de droit et directeur du Centre for International Courts and Tribunals à l’University College de Londres. Spécialiste de droit international, il intervient comme conseil et avocat devant de nombreuses cours et tribunaux internationaux, notamment la Cour internationale de Justice, le Tribunal international du droit de la mer, la Cour européenne de Justice, la Cour européenne des droits de l’Homme et la Cour pénale internationale.
** : Sur le rôle controversé de l’UGIF pendant l’occupation en France voir Nouvelle histoire de la Shoah. Le chapitre 10, écrit par André Kaspi, lui est consacré. L’UGIF est une création française de novembre 1941 mais sous la pression des occupants allemands. Ses membres « espèrent sauver ce qui peut-être sauvé. Ils n’ont pas perdu confiance dans le gouvernement de Vichy-au moins jusqu’à l’automne 1942. Mais ils ont accepté de mettre la main dans l’engrenage sans deviner que la plupart d’entre eux y perdront leur âme puis leur vie. Ils sont tombés dans un guet-apens » (p.186-187).
*** : Nom donné à l’entité administrative mise en place dans une partie du territoire de la Deuxième République polonaise, contrôlée – mais non incorporée – par le Troisième Reich. Durant toute la guerre, les Allemands s’efforcèrent autant que possible de ne pas mentionner le nom de Pologne dans les documents concernant cette région qu’ils gouvernaient entièrement. L’objectif du régime nazi était en effet que le Gouvernement général devienne à terme une province exclusivement germanique, dont tous les Polonais auraient été évacués ou exterminés pour laisser la place aux colons allemands, comme prévu par le Generalplan Ost. Lors du Procès d’Auschwitz en 1947, le Gouvernement général a été qualifié d’organisation criminelle par le Tribunal national suprême de Pologne.
Retour à Lemberg. Jean-Christophe Camus (Scénario, d’après un ouvrage de Philippe Sands). Christophe Picaud (dessin). Delcourt. 304 pages. 34,95 euros.
Les 22 premières planches :