Sous les pavés, un marivaudage en Mai 68 par Raives et Warnauts
Le dernier album de Raives et Warnauts, Sous les pavés tranche dans la production qui sort actuellement sur Mai 68. Si le dessin est documenté, précis, le récit s’éloigne avec bonheur de la simple relation documentaire pour s’engouffrer, sans crier gare, dans un jeu relationnel qui oscille entre le polar et le marivaudage.
Raives et Warnauts nous ont habitué à utiliser l’Histoire pour dérouler la vie de leurs personnages. Après la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation, la Guerre froide, ils utilisent Mai 68 pour dresser un tableau sensible et passionnant de la société française et de la jeunesse. Cinq jeunes gens liés par l’amitié et – pour certains – l’amour, se trouvent plongés dans les évènements de Mai 68. Ils vont en être, tour à tour, les acteurs et les spectateurs. Si les évènements et Paris sont autant des décors qu’un moteur de l’histoire, le lecteur est rapidement happé par le drame qui se noue entre les protagonistes. Bien construits, sans être caricaturaux, chacun symbolise un aspect de la jeunesse étudiante réunie à Paris.
Jay, un photographe américain qui ne dit pas tout à ses amis mais qui semble fuir quelque chose. Jay est amoureux de Françoise ;
Françoise, une jeune femme d’origine modeste, fille de paysan, étudiante en sociologie et sympathisante d’un groupe anarchiste. Elle est officiellement fiancée à Gilles mais Jay l’attire ;
Didier, très beau et intelligent, est le fils d’un député guadeloupéen. Ses relations lui permettent de se sortir de beaucoup de situations délicates. Il est actif dans les mouvements indépendantistes guadeloupéens. Quand l’occasion se présente, il est l’amant de Sarah ;
Gilles, fils de bonne famille aisée, étudiant en médecine. Il est fiancé à Françoise. Il sait qu’il reprendra la clinique florissante de son père. Il voit les évènements comme un dernier moment de liberté avant l’âge adulte ;
Sarah, ses parents sont riches, mais elle vit dans un studio avec Françoise. Elle pratique et assume, quand elle n’est pas devant ses parents, une sexualité libre et utilitaire, si elle en a besoin.
Il faut à ce groupe ajouter un cinquième personnage qui lui est extérieur et que seul Jay côtoie. Tout au long de l’album, un policier français l’interroge sur quelque chose qui est arrivé au groupe. Ce policier, qui représente une certaine France plus conservatrice, révèle son humanité, il s’interroge sur cette jeunesse, cherche à comprendre en comparant à ses expériences, et notamment la guerre d’Indochine. Il comprend mieux Jay quand celui-ci lui raconte sa guerre du Vietnam. Ce policier saisit qu’il faut laisser faire, qu’il faut que jeunesse se passe.
L’ambiance dans ce milieu d’étudiants parisiens est particulièrement bien rendue. Les fêtes sont mémorables, les costumes hippies commencent à apparaitre, la drogue aussi. Les couples se font, bougent. Les certitudes sont mouvantes. Pour les cinq amis, Mai 68 remet en cause les certitudes et les projets. Raives et Warnauts maitrisent à la perfection ces circonvolutions des sentiments humains. Ils l’ont montré dans les séries précédentes. A la lecture de Sous les pavés, impossible de ne pas évoquer Woody Allen, François Truffaut ou Jean Luc Godard, celui des années 1960. Nous retrouvons la même mécanique. Un groupe d’individus mène une vie – à peu près – normale dans un cadre particulier mais de cette normalité doit surgir ce qui n’est pas forcément un drame, mais un bouleversement qui va envoyer chacun dans une direction inattendue. Plus l’histoire se développe et plus l’inquiétude gagne suivant une mécanique bien huilée. La tension est d’autant plus sensible que tout se passe, dans cet album, dans une atmosphère colorée, visuellement joyeuse, assez lumineuse. Ajoutons une mention spéciale à propos des personnages de femmes. Là encore, c’est devenu une habitude. Dans les précédentes histoires, ce sont les femmes qui mènent l’action, qui prennent les décisions. Quand nous leur avons demandé pourquoi, Raives a répondu qu’il a vécu entouré de femmes (il n’a eu que des sœurs) et Warnauts qu’il n’a vécu qu’entouré d’hommes (donc il connait leur indécision et leur réflexion « reptilienne »), normal donc de voir de femmes fortes sur le devant de l’histoire.
Mais Sous les pavés n’est pas que la chronique d’une jeunesse qui se découvre. Les évènements, les manifestations, les charges de police, les voitures renversées et brulées sont bien là. Des planches muettes, magnifiques, montrent en détails les résultats des nuits d’émeutes, les rues totalement dévastées, les dégâts qui suivent les descentes de police. En suivant Françoise, on entre dans les ateliers de fabrication des affiches, tels qu’on les imagine. Pour rappeler certains faits historiques, le lecteur voit apparaitre le général de Gaulle dans un écran de télévision, des coupures de journaux rappellent les grèves, les manifestations. Tous ces rappels ne viennent pas manger l’histoire, ils arrivent à point nommé, pour la contextualiser sans l’alourdir.
Sous les pavés n’est pas un cours d’Histoire mais un récit qui ne prend pas l’Histoire comme un simple décor mais comme un des moteurs de l’intrigue. Comme nous l’a dit un des auteurs « une histoire comme ça pourrait se passer n’importe où, mais celle là ne peut se passer que pendant Mai 68 à Paris ».
Sous les pavés. Guy Raives et Eric Warnauts (scénario et dessin). Le Lombard. 94 pages, 16,45 euros
Les 6 premières planches :