Tuskegee Ghost, fantômes du passé et ségrégation en Alabama pour un ancien pilote de chasse afro-américain
Ségrégation et aviation, tels sont les deux mots clés du diptyque Tuskegee ghost. Benjamin von Eckartsberg et Olivier Dauger nous convient à un aller retour permanent entre les sixties et la Seconde Guerre mondiale, ou comment un garagiste noir de l’Alabama se révèle en 1969 avoir été un des pilotes d’une célèbre escadrille de chasse, composée uniquement de soldats de couleur : les Tuskegee Airmen. Cet homme n’est d’ailleurs pas ressorti indemne de ces combats. Au fil des planches, il s’avère que ce passé, ce fantôme de Tuskegee (Tuskegee ghost) pèse lourdement sur son présent, en particulier sur sa vie de famille avec sa femme et son fils.
Ce diptyque met donc en scène deux tracés de vie : d’abord celui de Robert Hoffman, garagiste et père de famille qui doit comprendre ce qui l’a traumatisé et rendu invivable pour son entourage, puis celui de son fils, qui veut poursuivre son idéal de devenir pilote et ne pas souffrir des perturbations paternelles.
Dès les premières planches du tome 1, le tempo est donné. Nous sommes en 1950 dans le sud des États-Unis dans une famille ouvrière noire, où Robert se montre brutal et incompréhensible pour son fils. Avec la deuxième scène, nous faisons un bond de dix-huit ans dans le temps : le fils, devenu étudiant en 1969 en Floride, part en voiture avec sa copine blanche pour rendre visite à ses parents en Alabama.
Arrêtons-nous un moment sur la voiture du couple : il s’agit d’une Volkswagen Karmann Ghia, créée au milieu des années 1950 à partir du châssis et du moteur de la fameuse Coccinelle. Ce modèle est assez inhabituel aux États-Unis à ce moment là. Pour les racistes des états du Sud, c’est aussi un véhicule « étranger », typique de ce que sont les noirs évolués et les blancs libéraux comme ce couple d’étudiants.
La troisième séquence se déroule dans la ville de Montgomery, capitale de l’Etat d’Alabama, gangrenée par le racisme du Klu Kluk Klan, avec lequel le garagiste et son fils vont avoir maille à partir. C’est donc essentiellement dans cette ville que se déroule la suite de l’action, entrecoupée de flashbacks des souvenirs de pilote de guerre du père et de scènes de la vie du fils en Floride. Du fait de la pression conjuguée de la remémoration des traumatismes de la guerre et des actes racistes du Klu Klux Klan, la tension monte de plus en plus, jusqu’à l’issue dramatique.
Avant d’aller plus loin, faisons un focus sur la ville de Montgomery, qui tient une place fondamentale dans ce qu’on a appelé « le mouvement des droits civiques » c’est-à-dire la lutte contre la ségrégation. En effet, c’est à Montgomery que le 1er décembre 1955 une jeune Afro-américaine du nom de Rosa Parks (née à Tuskegee) refuse de céder sa place de bus à un blanc. Elle est arrêtée et condamnée à 15 dollars d’amende, condamnation dont elle fait appel. Cette affaire marque le début du boycott de la compagnie des bus de Montgomery, qui durera 381 jours sous l’impulsion de Martin Luther King.
Il est également indispensable de parler plus avant des « Tuskegee Airmen ». Des groupes de pression et des personnalités obtinrent de Franklin Roosevelt et du Congrès la création le 16 janvier 1941 de cette unité de pilotes de chasse noirs. Elle fut formée à la base de Moton Field à Tuskegee, petite ville de l’Alabama. Après leur période de formation, les Tuskegee Airmen furent envoyés en opérations en Méditerranée, puis en Europe continentale. C’est là qu’ils prirent le surnom de red tails (« queues rouges ») parce que les empennages de leurs appareils étaient été peints de cette couleur. Leur commandant d’unité, le colonel Benjamin Oliver Davis, devint en 1954 le premier général afro-américain de l’U.S. Air Force. Le film L’Escadron Red Tails d’Anthony Hemingway sorti en 2012 retrace la vie de cette escadrille. Cette unité fut dissoute en 1948, date à laquelle le président Truman mit fin à la ségrégation dans l’armée américaine par l’Executive order 9981.
On se rend rapidement compte que ce titre de Tuskegee ghost a une double signification. Chronologiquement, c’est d’abord le nom de combat de Robert Hoffmann dans l’escadrille, et c’est ce fantôme qui est représenté sur le nez de son appareil. Les auteurs ont ainsi fait un clin d’oeil au Nose art, ces peintures qui ornaient le nez des avions de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que l’ont illustré le film Memphis Belle de David Puttman en 1990, ou les bandes dessinées de Yann et Hugault comme la série Angel Wings (2014 – 2023).
Habilement, ce terme de ghost caractérise également dans cet opus, le traumatisme et la culpabilité qui pourrissent le présent du garagiste de Montgomery. Cette culpabilité pourrait être double. En premier lieu Robert Hoffmann n’a pas réussi à sauver son ami et ailier Lucius, ce qui a causé le refoulement et le clivage du souvenir de cet épisode traumatique.
Il y a également une seconde culpabilité, qui n’est pas souligné dans l’album. Robert et Lucius ont désobéi aux consignes formelles de leur chef d’escadrille de ne pas s’écarter des bombardiers à protéger. En effet, quand on regarde le film d’Anthony Hemingway, on se rend compte que cette protection des bombardiers est un titre de gloire des Tuskegee Airmen. Car, au contraire de leurs homologues blancs, les pilotes noirs ne se laissaient pas distraire de leur mission principale de protection des bombardiers en évitant les pièges montés par les pilotes allemands.
Cette notion de fantôme peut aussi bien s’appliquer aux déguisements des membres du Klu Klux Klan, qui se ruent dans leurs véhicules vers le domicile de Robert Hoffmann. En effet, si la ségrégation a été abolie en 1948 dans l’armée américaine, elle persiste encore dans les années 1970 dans la société civile des Etats du Sud. C’est ce que symbolisent les planches décrivant l’arrivée des véhicules du Klu Klux Klan face au domicile de Robert Hoffmann (p.32-33 du tome 2).
Puisque nous en sommes à la description de la culture ségrégationniste, ne faut-il pas s’interroger sur le terme Kaffirs utilisé par un membre du Klu Klux Klan à la planche 6 du tome 2 ? Ce terme désigne bien les noirs, mais dans le langage raciste d’Afrique du Sud. Kaffirs est une variante afrikaan de « cafres », appellation générique des populations noires d’Afrique du Sud. Ce vocable sud-africain fait-il partie des termes réellement utilisés à cette époque et à cet endroit par les racistes du Klu Klux Klan de l’Alabama ?
On ne peut pas résister au plaisir de parcourir ces deux albums à l’histoire haletante et pleine de rebondissements, et au graphisme en couleur directe très expressif et chatoyant. Cette illustration de l’imbrication entre passé et présent ne peut que conquérir les lecteurs intéressés tant par l’histoire de l’aviation que par celle des mentalités.
Tuskegee Ghost T1. Benjamin Von Eckartsberg (Scénario). Olivier Dauger (Dessin et couleurs). Paquet. 56 pages. 15 euros.
Tuskegee Ghost T2. Benjamin Von Eckartsberg (Scénario). Olivier Dauger (Dessin et couleurs). Paquet. 56 pages. 16,50 euros.
Les treize premières planches du tome 1 :