Vésale : le plus grand anatomiste de la Renaissance en plein examen de conscience
Dans la collection Biopic des éditions Passés/Composés, Laurent-Frédéric Bollée et Fawzi se penchent sur la vie et l’œuvre de l’un des plus grands noms de l’Humanisme scientifique, Vésale. Cet album éponyme concentre son scénario sur la dizaine de jours pendant lesquels ce génie de l’anatomie est appelé, aux côtés d’Ambroise Paré, au chevet du roi Henri II, gravement blessé à l’œil. Les auteurs profitent de cette cohabitation forcée pour montrer qu’en dépit de leur volonté commune de guérir les hommes, Vésale et Paré s’opposent parfois sur les moyens à employer. Dans ce duo qui vire au duel, le pieux Vésale se livre en outre à une sincère introspection en phase avec sa mort tragique évoquée en fin d’album.
En ce 30 juin 1559, Paris est en liesse. Deux mariages royaux ont été célébrés simultanément les jours précédents. Celui qui revêt le plus d’importance aux yeux de la diplomatie européenne unit Élisabeth de France, fille du roi Henri II, à Philippe II d’Espagne, fils de Charles Quint. Ce rapprochement de haute lignée doit apaiser les tensions entre les deux couronnes et donner apparence humaine au traité du Cateau-Cambrésis, conclu au mois d’avril précédent. Pour fêter l’événement, un tournoi rassemblant les meilleurs jouteurs se déroule rue Saint-Antoine. Tout à sa joie et présumant peut-être un peu de sa forme physique, le roi Henri II lance en fin de journée un ultime défi au capitaine de sa garde écossaise, le duc de Montgommery. L’issue du second choc entre les deux assaillants restera dans les mémoires : la lance de Montgommery glisse sur le heaume du roi, s’immisce par sa visière ouverte et se loge profondément dans son œil droit. Sa majesté est conduite sur un brancard vers l’Hôtel des Tournelles tout proche.
Immédiatement, les médecins royaux sont appelés à son chevet*. Dans le même élan, le chirurgien Ambroise Paré est lui aussi convoqué. En gendre dévoué, le roi Philippe II décide aussitôt de mander son médecin personnel afin qu’il mette son talent au service de la guérison de son beau-père. De Bruxelles arrive donc, deux jours plus tard, Andreas Wytinck Dictus Van Wesel, alias André Vésale, le plus grand médecin anatomiste de son temps.
Pour des raisons liées à l’intrigue, Bollée prend alors quelques libertés avec le déroulement des faits tels que décrits par les sources contemporaines**. Qu’à cela ne tienne : si Vésale et Paré sont forcés de coopérer pour tenter de guérir l’illustre blessé, le scénario s’attache à montrer qu’ils n’ont pas exactement la même vision et la même éthique de la médecine. La séquence introductive de l’album immerge Vésale dans la Chapelle Sixtine, en 1544. Alors qu’il se trouve sous la célèbre « Création d’Adam » de Michel-Ange, en compagnie de Gabriel Fallope, un autre éminent médecin de la Renaissance, Vésale voit derrière le célébrissime Créateur barbu sur la droite de l’œuvre la représentation d’une coupe du cerveau humain agrémenté de son bulbe rachidien dans le drapé vert flottant au-dessous. Il rend aussitôt grâce au maître Buonarroti d’avoir osé insérer de « l’anatomie dans l’art » au service du Beau (page 6). Dans son œuvre maîtresse, De humani corporis fabrica, Vésale franchira le pas de l’art dans l’anatomie et confiera à Jan van Calcar, un élève de Raphaël et du Titien, le soin de réaliser des illustrations pour rendre ses descriptions plus intelligibles. La 2e de couverture de l’album reproduit d’ailleurs quelques-unes de ces gravures, dont la classique scène de dissection publique, extraites de l’édition de 1543. Si Vésale et Paré avaient exercé un autre art que celui de la médecine, le premier aurait certainement succombé au charme du pinceau quand le second aurait adopté le burin.
Avant même le premier diagnostic sur l’état de l’illustre patient, Bollée indique que la collaboration entre Vésale et Paré risque de virer à la confrontation. Sur la route qui le conduit à Paris, l’anatomiste flamand dresse un portrait peu flatteur de Paré. Il évoque, d’un ton sarcastique, ce « médecin de guerre avant tout, avide de gloire » (page 12). Dans l’Hôtel de Tournelles, dans l’attente de son confrère imposé par Philippe II, François Pidoux écoute Paré doucher son enthousiasme : certes, Vésale a étudié dans les facultés de médecine les plus renommées, mais De humani corporis fabrica, qui remet en cause toute la science héritée de Galien*** s’apparente à une « croisade trop virulente », comme s’il avait fallu faire du passé table rase afin d’étonner ses lecteurs dans le bouillonnement des idées de la Renaissance (page 14).
En plus de la somme de détails que procure cet album sur la vie et l’œuvre de Vésale (ne pas faire l’économie pour cela des 2e et 3e de couverture), l’anatomiste flamand est abordé sous plusieurs autres facettes qui ne sont pas loin d’aboutir à un véritable panégyrique. On le découvre amateur de peinture à Rome. Pendant son séjour au chevet d’Henri II, on apprend son amitié avec un des plus grands auteurs français de la Renaissance, François Rabelais (page 33). Cette séquence rappelle en outre le degré aigu de proximité entre les arts, les lettres, les sciences… et l’Église à cette époque (Rabelais étudie d’abord la médecine à Montpellier entre 1530 et 1531, Du Bellay fut cardinal). Mais dans la balance comparant les personnalités de Vésale et de Paré, en plus du volet anatomie contre chirurgie, c’est bien sur le plan d’une certaine éthique que le scénario de Bollée entend démontrer la supériorité du Flamand. Le tourment de son âme taraude déjà Vésale quand la conscience huguenote de Paré n’a pas encore éclos.
Pour rendre compte des interrogations épistémologiques du grand anatomiste, les planches de Fawzi entremêlent, jusqu’à la case finale, les rêveries, les songes éveillés et les visions délirantes de Vésale, hanté par les fantômes de son passé. Ces revenants apparaissent tantôt en chair (comme son souvenir d’un Rabelais mort depuis six ans évoqué plus haut), tantôt sous une forme luminescente (comme Michel-Ange, page 50) mais le plus souvent à l’état de squelettes animés et doués de la parole. Ces conversations virent aussi parfois au dialogue intérieur, lorsque Vésale, sous ses formes incarnée et squelettique, s’interroge sur le bien fondé de l’expérimentation mise en œuvre sur les quatre prisonniers du Châtelet, transformés en cobayes par la raison d’état (page 31). Sur trois superbes planches en pleine page (pages 17, 30, et 40) illustrant le décompte fatal de l’agonie du royal blessé, Fawzi instille une dimension supplémentaire en faisant errer l’âme de Vésale aux portes d’un Enfer que toutes les connaissances mises
au jour depuis les débuts de la Renaissance n’ont pas réussi à définitivement évacuer de la destinée humaine. Tout au long de l’album, le doute scientifique légitime, qui met la pensée de tout vrai savant en mouvement pour que progresse la connaissance, se mue en des atermoiements existentiels finissant par interroger le chrétien que Vésale ne cessa jamais d’être.
L’épilogue dans lequel est racontée l’issue fatale du pèlerinage entrepris par Vésale à Jérusalem en 1564 achève la parabole. Cet album possède toutes les caractéristiques de la biographie dessinée, mais, par l’alternance des dispositifs, l’exposé se lit plaisamment. Son héros Vésale semble triompher de son duel avec Paré, mais les auteurs n’ont pas oublié de rappeler les immenses progrès que le travail du chirurgien ont fait accomplir à la médecine en général (en deux pages seulement, et en 3e de couverture, certes). La sobre et magnifique couverture préfigure peut-être les vanités qui inspireront l’art à la période suivante. Dans l’ultime case, le squelette perché sur la croix de la sépulture de Vésale sourit, du même sourire qu’arborait le grand anatomiste (page 10) en rêvant à la genèse de sa vocation, quand, sur le Mont aux potences de Bruxelles, il voyait ses futurs objets d’étude suspendus à leurs nœuds coulants.
* : François Pidoux est conseiller médecin du roi, son médecin personnel en quelque sorte. Une petite maladresse de vocabulaire est à noter à l’entrée en scène d’Ambroise Paré, page 9 : ce dernier se fraie un passage vers le lit du roi blessé en invoquant son titre de « médecin ordinaire du roi », alors qu’il n’est à cette époque que premier chirurgien, autrement dit dans une position hiérarchique inférieure à Pidoux.
** : On pourra lire le résumé des faits dans Le médecin et la mort du roi, Un témoignage d’André Vésale sur la mort d’Henri II de P. de Saint-Martin, S. Velut et J. Vons, dans Pouvoir médical et fait du prince au début des temps modernes, Paris, de J. Vons et S. Velut (De Boccard, 2011), p. 29-45. Cet article a été réédité sur le site Cour-de-France.fr en 2015. Dans leurs notes de bas de page, les auteurs disent leurs réserves sur le protocole de soins ayant consisté à infliger à quatre cobayes la même blessure qu’au Roi pour voir comment leurs plaies et leur état général allaient évoluer. En effet, seul le témoignage du maréchal de Vielleville, intime du roi Henri II, le mentionne: « […] durant quatre jours [cinq ou six chirurgiens des plus experts de France] eussent anatomisé quatre testes [têtes] de criminels que l’on avoit decapités en la conciergerie du palais et aux prisons du grand Chastelet ; contre lesquelles testes on coignoit [enfonça] le tronsson par grande force au pareil costé qu’il estoit entré dedans celle du roy; mais en vain », à lire dans Mémoires sur la Vie du Maréchal de Vielleville, extrait du livre VII, consultable ICI.
*** : Galien (129-201), est, avec Hippocrate (vers 460 av JC-377 av JC), le plus grand médecin de l’Antiquité. Il a fondé sa pratique sur la raison et l’expérimentation. Ses travaux ont été redécouverts en Occident à partir du XIe s grâce aux savants arabes. Vésale, en s’affranchissant du tabou de la dissection de cadavres humains, parvient à montrer que certaines connaissances en anatomie héritées de l’Antiquité sont erronées car l’illustre Galien a disséqué des singes et extrapolé ses résultats à l’anatomie humaine, conduisant à plusieurs impasses. Par ses dissections, il bat en brèche, notamment, la théorie de Galien
sur la communication supposée entre ventricules droit et gauche dans le cœur, qui n’existe pas.
Vésale. Laurent-Frédéric Bollée (scénario). Fawzi (dessin). Passés Composés. 56 pages. 14,90 euros.
Les six premières planches :