Staline avant Staline, un adolescent révolté, violent, grand lecteur et poète
Peut-on connaitre le caractère d’un homme à partir des événements marquants de sa jeunesse et de sa formation ? Peut-on prévoir les actions de Staline par ce qu’il a vécu à la fin du XIXe siècle dans une Géorgie rurale et pauvre, soumise au pouvoir colonial de l’empire russe ? Voilà la problématique qui sous-tend le diptyque fort bien documenté La Jeunesse de Staline, de Arnaud Delalande, Hubert Prolongeau et Eric Liberge. Une œuvre dense et intrigante sur la genèse d’une des personnalités qui aura le plus influencé le cours de l’histoire du XXe siècle.
L’homme s’est caché derrière plusieurs surnoms ; avant d’être Staline, le Petit père des peuples, il a d’abord été connu sous les diminutifs de Sosso puis Koba. Iossif Vissarionovich Djougachvili a une personnalité complexe qui trouve son origine dans une enfance et une jeunesse mouvementées. C’est ce que montre le très beau diptyque publié aux éditions Les Arènes BD. Les scénaristes, Arnaud Delalande et Hubert Prolongeau se sont documentés aux meilleures sources, en particulier l’incontournable Jeune Staline de Simon Sebag Montefiore*, pour présenter un récit limpide, bien construit, servi par les crayons inspirés d’Éric Liberge.
Le tome 1 débute par douze pages d’une grande violence sur le braquage d’une malle-poste commis le 13 juin 1907 à Tiflis, l’actuelle Tbilissi. L’usage d’explosifs provoque des dizaines de morts. C’est Staline qui dirige l’opération. Près de 350 000 roubles sont alors subtilisés pour financer le parti bolchevik. C’est un coup de maitre mais ce n’est pas un coup d’essai pour le Géorgien de presque 30 ans. Il s’est fait une spécialité de ces vols à main armé au bénéfice du parti ouvrier social-démocrate de Russie que dirige Lénine. Habitué de la violence, ce n’est pas qu’un petit malfrat, c’est aussi un grand lecteur, un homme intelligent formé au séminaire de Tiflis, le « meilleur établissement religieux du Sud de l’empire ». Il aspire à gravir les échelons au sein du parti en poursuivant ses actions illégales qui alimentent ses caisses.
En 1931, alors qu’il est le maitre incontesté de l’URSS, Staline se remémore des épisodes de son passé. Il est très agacé par le portrait que fait de lui Essad Bey, nom de plume du prolixe Lev Abramovitch Nussimbaum, dans Stalin : The Career of a Fanatic. Il veut rétablir la vérité, sa vérité. En pleine nuit il demande donc à un petit fonctionnaire du Kremlin qui travaillait dans un bureau voisin de prendre en notes ce qu’il veut bien lui raconter de sa vie d’avant la révolution d’Octobre. Commence alors pour Nikolaï deux nuits d’angoisse. Lui qui le peint sur ses toiles comme un diable mortifère, il doit côtoyer deux nuits durant un Staline qui semble s’amuser avec lui. La moindre de ses paroles pouvant s’interpréter comme une menace à peine voilée : « Alors fais moi confiance comme je te fais confiance … ».
Poète et chef de bande
De sa naissance à la révolution de 1917, le dictateur raconte des épisodes peu connus de sa vie et d’autres qu’il a magnifié pour l’éducation des masses populaires. En décembre 1878, dans la petite ville de Gori, il voit le jour dans une famille géorgienne vite déclassée par l’alcoolisme d’un père violent. Il doit à sa mère, la très aimante Katerina Gavrilovna Gueladzé, de faire des études. Il devient boursier dans le seul établissement qui lui est ouvert, le séminaire de Tiflis. Très vite des épisodes traumatisants le marquent à jamais : il est renversé deux fois par des charrettes – il en conservera des séquelles au bras et sur une jambe, il doit se défaire des actes de brutalité d’un père qu’il tient désormais à distance, il est profondément bouleversé par la pendaison de pauvres paysans par la police du régime autocratique du tsar. Adolescent, c’est un chef de bande craint qui utilise la violence et la menace pour se faire respecter, c’est aussi un bon élève, curieux, intelligent, grand lecteur, qui s’essaye à la poésie jusqu’à se faire publier. Il perd la foi, renvoyé du séminaire il ne sera jamais prêtre. Il rentre très vite dans une autre Église, une autre croyance, le parti social-démocrate et le marxisme.
Le petit garçon était surnommé Sosso, diminutif de son prénom Iossif (Joseph). Le jeune adulte se fait appeler Koba, du nom du bandit héros géorgien – sorte de Robin des bois caucasien – du Parricide, célèbre roman d’Alexandre Kazbegi. De fait, à partir de ses 20 ans, le futur Staline devient un révolutionnaire professionnel, adepte des vols à mains armées et du coup de poing contre ceux qui s’opposent à lui. Il est très vite connu et recherché par les services de l’Okhrana, la police secrète de l’empire russe. Plusieurs fois arrêté, il fait de longs séjours en Sibérie. C’est dans les plaines enneigées d’Asie centrale qu’il apprend le début des événements révolutionnaires en 1917. Il se rend à Saint-Pétersbourg, son destin est en marche, Koba peut laisser place à Staline, l’homme d’acier.
La jeunesse des grands dictateurs du XXe siècle, Staline, mais aussi Hitler ou Mussolini, continue de fasciner. Staline a longtemps entretenu le voile du secret sur la sienne, modifiant sa date de naissance – on a longtemps cru qu’il était né en 1879, alors qu’il est plus vieux d’un an – et interdisant à l’écrivain Mikhaïl Boulgakov d’entreprendre des recherches pour écrire le début de la biographie qu’il voulait lui consacrer. Pour bâtir un scénario inattaquable sur le plan historique, les romanciers Arnaud Delalande et Hubert Prolongeau se sont inspirés des meilleurs ouvrages sur le sujet, notamment le Staline** de Jean-Jacques Marie paru en 2001 et surtout le remarquable Jeune Staline de Simon Sebag Montefiore, paru en français en 2008. Peu de choses à reprocher donc sur la véracité historique des faits décrits dans la bande dessinée. Tout juste pourrait-on signaler que l’atmosphère angoissante des grandes purges ne règne pas à Moscou dès 1931 ou regretter dans le tome 2 la part importante prise dans le récit par les aventures sentimentales de Koba au dépend de son évolution politique.
D’une grande justesse sur le plan historique, la bande dessinée surprend par le graphisme d’Éric Liberge. Parfois d’un sombre réalisme, non soviétique (sic !), le dessin dynamique de l’auteur de Monsieur Mardi-Gras Descendres s’autorise quelques intrusions fantastiques. depuis les premiers plans (des araignées envahissant le visage de Staline, métaphore visuelle de l’aragne soviétique qui piège dans sa toile ses opposants) jusqu’aux magnifiques décors en arrière-plan (comme les représentations hallucinées de la réalité soviétique dans les toiles du peintre Nikolaï, le confident malgré lui du maître du Kremlin).
100 ans après la révolution d’Octobre, 64 ans après sa mort, la vie de Staline interpelle toujours. Des historiens comme Hobsbawm***, Montefiore ou J-J Marie aussi bien que des bédéistes tels Nury et Robin qui nous avaient plongés dans le quotidien de ses derniers jours dans La Mort de Staline, une histoire vraie soviétique**** en 2010 -2012. Sa jeunesse fait maintenant l’objet d’un diptyque, sensible et dynamique, fort bien documenté. Si on peut regretter que les auteurs diabolisent le jeune Géorgien – rien ne prédestine objectivement l’adolescent révolté de Tiflis à devenir le maître d’œuvre paranoïaque des grandes purges des années 1930 -, ils réussissent à donner consistance et chair aux première années du petit Djougachvili et aux dernières de l’empire finissant des Romanov. Véritable pendant en bande dessinée du Jeune Staline de Montefiore, La Jeunesse de Staline apporte à la biographie de l’historien anglais des images – des paysages du Caucase au premier voyage de Staline en Europe occidentale – images sublimées par le talent d’un Éric Liberge au sommet de sa forme.
* Le jeune Staline, Simon Sebag Montefiore, Calmann-Lévy, 2008
** Staline, Jean-Jacques Marie, Fayard, 2001
*** L’âge des extrêmes : Le court XXe siècle, 1914-1991, Éric Hobsbawm, Editions Complexe, 1999
**** La Mort de Staline, une histoire vraie soviétique, Fabien Nury, Thierry Robin, Dargaud, 2010-2012
La jeunesse de Staline T1 : Sosso. Arnaud Delalande et Hubert Prolongeau (scénario). Éric Liberge (dessin et couleurs). Editions Les Arènes BD. 72 pages. 17 €
La jeunesse de Staline T2 : Koba. Arnaud Delalande et Hubert Prolongeau (scénario), Éric Liberge (dessin et couleurs). Editions Les Arènes BD. 64 pages. 17 €
Les 5 premières planches du tome 2 :
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