Aïvali : quand les réfugiés d’hier étaient grecs et turcs
« Un traité d’une dizaine de pages a décidé du déracinement de deux millions de personnes ». Par ces mots cinglants, l’auteur et dessinateur Soloup entend rappeler, dans la préface de son roman graphique Aïvali, le drame humain déclenché par le traité de Lausanne de 1923. Sensibilisé à cette « Grande Catastrophe » par ses origines familiales, il retrace en quatre portraits l’exode croisé des Grecs d’Anatolie et des Turcs de Crète, dans une région -déjà !- en recomposition géopolitique.
Depuis la guerre de Troie, l’Asie Mineure résonne du fracas des armes. Pont jeté entre la Perse et l’Europe, elle a été le théâtre d’affrontements de civilisations. Elle devient, au XIXe siècle, une aire où s’aiguisent les appétits des puissances européennes en pleine expansion. La résurrection de la Grèce en 1830, puis le triomphe du dogme occidental d’État-nation lors des conférences de paix de 1919 y déclenchent un nouveau spasme. En effet, le traité de Sèvres imposé aux Ottomans en août 1920 ravive l’orgueil patriotique turc et donne l’énergie au généralissime Mustafa Kemal, au prix d’une énième guerre, de contraindre les vainqueurs d’hier à renégocier cette paix humiliante. À l’issue de la conférence de Lausanne qui s’ouvre en novembre 1922, la toute jeune république laïque de Turquie se voit légitimée et gagne une place respectable sur le nouvel échiquier géopolitique mondial.
Mais sans attendre la signature du traité, elle passe à l’action. En même temps qu’elle repousse les armées grecques prématurément débarquées sur les côtes anatoliennes dès 1921, elle poursuit l’épuration de sa population en faisant subir à la minorité grecque le même sort qu’à la minorité arménienne en 1915. Les jeunes hommes de 18 à 45 ans sont ainsi enrôlés dans des amele taburu (bataillons de travail forcé) dont chacun sait qu’ils sont des convois de déportation sans retour. Les autres civils se voient intimer l’ordre de quitter leur maison au plus vite sans espoir de dédommagement. Les Grecs appellent cet exode brutal et massif la « Grande Catastrophe ».
Dessinateur très connu en Grèce, Soloup a plongé dans les souvenirs personnels de ses grands-mères pour raconter cette « Grande Catastrophe » à hauteur d’un village, Aïvali. Situé sur la côte anatolienne, à peu près à la hauteur de Lesbos, il devient, en 1922, une zone à évacuer d’urgence pour sa population grecque. Du jour au lendemain, en effet, ces habitants sont devenus les victimes collatérales d’accords diplomatiques créant des discriminations là où cohabitaient, depuis des siècles, des gens seulement différents. Soloup tente de nous faire revivre ce drame au travers de portraits sensibles, en parvenant toujours à exonérer le peuple grec ou turc, « éternel opprimé ». Car Soloup n’a pas la mémoire sélective. Cette « Grande Catastrophe » fut précédée, lors du soulèvement crétois contre la tutelle ottomane en 1897, d’une chasse aux Turcs ayant conduit au bombardement délibéré d’une mosquée un jour de grande prière. En décrivant le calvaire d’Ilias, jeune déporté d’à peine 18 ans, il suggère que les exactions des uns répondent aux atrocités des autres. Et si l’Histoire a retenu les noms glorieux de Marathon, Constantinople, Lépante ou Missolonghi, elle a préféré taire les massacres, « écumages », viols et autres rapines des dernières confrontations. Quelques lueurs d’espoir brillent parfois dans cette haine mutuelle latente : des âmes pures, comme celle du jeune lieutenant turc Kemaleddin, transgressent les tabous, subliment les différences, aiment, sauvent des vies au péril de la leur.
Soloup tente enfin, surtout, de comprendre. Et les relents xénophobes qui ébranlent la Grèce ces derniers temps n’y sont peut-être pas pour rien. La dernière partie de son album est l’occasion d’une rencontre avec Mehmet, un jeune universitaire turc. S’engage alors un dialogue sur les raisons profondes de cette méfiance ou défiance greco-turque, débat vite élargi aux sources universelles des haines nationalistes. S’arrêtant à leur différend particulier, Soloup et Mehmet évoquent deux perceptions ancestrales distinctes de la géographie locale : à l’esprit d’aventure et de découverte des marins hellènes s’oppose l’enracinement viscéral des paysans turcs à leurs terres. Cela remonte loin, jusqu’à l’étymologie du toponyme Kydoniès / Aïvali : « coing » pour les premiers, « lieu où poussent les coings » pour les seconds. Invoquant le grand peintre Fotis Kontoglou, le plus célèbre des exilés d’Aïvali, Soloup se fait grave : « l’Homme, de lui-même, finit par oublier ses souffrances », au risque d’oublier celles qu’il est capable d’infliger aux autres à l’appel des « patriotards » haineux de tout bord.
Il serait pourtant si simple aux hommes de bonne volonté d’accorder leurs instruments pour entamer une zeïbékiko ou une kioroglou, ces danses folkloriques communes aux habitants de l’Asie Mineure et des îles égéennes. Comme l’imagine Soloup, ils finiraient alors par s’allonger, épuisés mais apaisés, sur la terre de leurs ancêtres et s’entendraient d’abord sur l’étymologie en faisant d’Aïvali « la terre des cognassiers ».
Aïvali. Soloup (scénario & dessin). Steinkis. 408 pages. 25€
Les 5 premières pages :