Alain Quella-Villéger : “Mon rôle a été celui de l’historien, connaissant les lieux, l’histoire ottomane, les détails de l’affaire et fournissant la documentation pour éviter toute erreur.”
Pour Evadées du harem, une adaptation en bande dessinée de son ouvrage de recherche, l’historien Alain Quella-Villéger apporte son expertise au scénario concocté par son frère Didier Quella-Guyot. Il nous parle de cette histoire de fuite d’un harem turc qui fit grand bruit au début du XXe siècle, et de sa façon de travailler.
Cases d’Histoire : Bonjour Alain Quella-Villéger, pouvez-vous vous présenter ?
Alain Quella-Villéger : Ce serait long, voire ennuyeux pour le lecteur. Disons : historien passionné d’histoire littéraire et de récits de voyage et notamment biographe de Pierre Loti.
Quel est votre lien avec la bande dessinée comme lecteur et scénariste ?
Lecteur seulement, pas scénariste. Un lien à la fois ancien (comme tant d’autres lecteur de Hergé, enfant, puis attiré plutôt par Hugo Pratt, Tardi, Ferrandez, Cosey, etc.) et curieux, mais une proximité surtout nourrie par tous les auteurs que mon frère Didier m’a fait découvrir.
Pouvez-vous nous résumer Evadées du Harem dont vous êtes le coscénariste ?
Pas simple car cette histoire est en réalité terriblement compliquée. Le livre que j’ai consacré à ce sujet fait plus de 300 pages et ce n’était pas de trop ! Disons que les femmes turques ayant contacté Pierre Loti à Istanbul en 1904 pour lui inspirer son roman Les Désenchantées sous-titré « roman des harems contemporains », se sont enfuies en 1906 pour fuir leur condition ; leur arrivée en France a alors fait grand bruit.
Comment avez-vous travaillé avec votre frère, Didier Quella-Guyot, sur le scénario de Evadées du Harem ?
Didier est le vrai scénariste dans cette affaire ; c’est lui l’homme de métier ! Il s’est donc emparé du travail que j’avais publié quelques années plus tôt pour le rendre accessible en 90 planches, construire une narration qui tient du road movie et du livre militant (la condition féminine est le sujet central), choisir les dialogues (certains sont inventés, mais beaucoup reprennent des propos réellement tenus par les protagonistes), etc. Mon rôle a été celui de l’historien, connaissant les lieux, l’histoire ottomane, les détails de l’affaire et fournissant la documentation pour éviter toute erreur, mais on a bien sûr beaucoup discuté ensemble des choix à faire, des scènes
à privilégier, etc.
Et puis nous voulions laisser de la liberté créatrice à Sara Colaone, ne pas
enfermer la BD dans un réalisme contraignant et, bien sûr, avec elle aussi, il y a eu dialogue au fur et à mesure de son travail.
La bande dessinée est l’adaptation de votre livre Evadées du Harem – Affaire d’État et féminisme à Constantinople. Est-ce vos recherches précédentes sur Pierre Loti qui vous ont amené à la découverte du sort de Zennour et Nouryé ?
Oui, bien sûr. Le roman de Loti avait été un best-seller souvent étudié par la critique littéraire, mais je voulais en savoir plus sur l’histoire vraie qui se cache derrière, travailler sur ses sources inédites et pour toute dire sur les femmes qui l’ont inspiré. Et puis cela croise mon intérêt pour l’histoire du féminisme, notamment autour de la romancière Marcelle Tinayre dont j’ai publié autrefois une biographie et récemment les écrits militants (La Révolte d’Ève, aux Éditions des Femmes) ; elle-même alla en Turquie et parla de cette affaire.
Présentez-nous davantage ces deux sœurs, finalement assez dissemblables.
Zennour et Nouryé Noury Bey sont filles d’un proche du sultan Andül-Hamid et femmes brillantes, très cultivées et révoltées par leur condition de claustration (pourtant très privilégiées, socialement – ou parce que). Leur besoin de liberté les conduit à la fuite ; ce n’est pas un mince fait divers ! Leurs personnalités respectives sont effectivement différentes et c’est aussi l’intérêt de cette histoire : rebelles toutes deux, l’une plus « dominante », l’autre malade et même enceinte ; leur regard sur l’Occident va se révéler différent aussi.
Quelles ont été vos sources pour ce travail ? Avez-vous eu accès à
certaines sources privées inédites ?
C’est un travail classique d’historien rigoureux qui puise dans les archives privées (du côté de Loti comme des descendants de Nouryé), va dans le archives publiques (BnF, affaires étrangères, etc.), se rend sur les lieux, rencontre d’autres historiens, lit la presse d’époque, etc. Presque toute la documentation était inédite.
Avez-vous pu collecter des témoignages de personnes ayant rencontré un des personnages de votre récit ?
Les faits se sont passés en 1904-1906. J’ai pour l’essentiel fait mes recherches autour de 2010. Il va de soi qu’il n’y avait plus de survivants, mais j’ai connu la belle-fille et les petits-fils de Loti, des descendantes de Nouryé, etc. Cela dit, les témoignages, la transmission orale intrafamiliale ne sont pas les sources les plus fiables !
Quelles vies ont eu les deux héroïnes après leur arrivée en France ?
Zennour sera « désenchantée » par sa vie en France et rentrera plus tard en Turquie quand, au contraire, sa sœur Nouryé y fera sa vie, se mariera, etc. Cela fait aussi partie de l’intérêt de cette histoire : une même fuite, mais deux vies très opposées ensuite.
Sur quel projet travaillez-vous actuellement ? Récit historique ou bande dessinée ?
Je continue d’accompagner le livre biographique que j’ai consacré à une résistante guillotinée par les Nazis en 1943, France Bloch-Sérazin (aux Éditions des Femmes) et travaille notamment sur la vie du frère aîné de Loti, mort à 30 ans comme la précédente, corps jeté en mer en 1865. Côté BD, nous avons signé avec Didier pour une vie de Loti à paraître chez Calmann-Lévy. Ce sera notre deuxième collaboration dans ce domaine (mais avec des dessins de Pascal Regnauld, cette fois).
Evadées du harem. Didier Quella-Guyot et Alain Quella-Villéger (scénario). Sara Colaone (dessin). Steinkis. 120 pages. 18 euros.
Les 5 premières planches :