Alexandra David-Néel : orientaliste, exploratrice et « jusqu’au-bouddhiste » passionnée
Deux albums parus coup sur coup évoquent la vie prodigieuse d’Alexandra David-Néel*, dont le grand public ignore qu’elle fut la première Occidentale à entrer dans la capitale tibétaine en 1924. Cette expédition insensée est racontée par Clot, Perrissin et Pavlovic dans Les Chemins de Lhassa. Dans Une vie avec Alexandra David-Néel, Campoy et Blanchot livrent un portrait plus décalé de la grande dame, inspiré des mémoires de sa dernière secrétaire, Marie-Madeleine Peyronnet. Grâce à ces deux coups de projecteur, le lecteur pourra remonter aux sources du bouddhisme des lamas tout en parcourant les paysages somptueux des plateaux tibétains, dans les pas d’une femme exceptionnelle, fascinée par les spiritualités orientales.
Née en 1868 sous Napoléon III, Louise Eugénie Alexandrine Marie David s’éteint 101 ans plus tard, sous Pompidou, quelques mois après avoir déposé une demande de renouvellement de son passeport ! Pour cocasse qu’elle soit, cette anecdote résume assez bien ce que fut la vie de cette femme hors du commun. Fille unique d’un instituteur républicain, protestant et franc-maçon, exilé en Belgique sous le Second Empire, meurtrie par le manque d’amour de sa mère, la jeune Alexandra trouve vite refuge et consolation dans la musique, le chant et la littérature. Et pas n’importe laquelle : celle de Jules Verne, qui donne à rêver de voyages au long cours vers des contrées inconnues. La fréquentation d’un ami de son père, l’éminent géographe Elisée Reclus (ancien communard devenu anarchiste, féministe et apôtre d’une nouvelle approche plus sociale de sa discipline) lui donne sans doute le goût du vaste monde, et sème peut-être le germe de l’utopie par le dépassement de soi. Ouverte aux idées neuves, elle s’intéresse aux philosophies orientales, séjourne à Londres où elle apprend l’anglais dans le but de partir en Inde, puis revient à Paris où elle apprend le sanscrit tout en fréquentant le musée Guimet**. C’est une révélation qui débouche sur sa conversion au bouddhisme sous le titre de « Lampe de Sagesse », une première pour une Européenne avant 1900.
Sans transition, la voilà cantatrice entre 1895 et 1897, puis auteure d’un opéra qu’elle joue en tournée de par le monde. Un beau jour, en Tunisie, elle succombe au charme d’un cousin éloigné, Philippe Néel, qu’elle épouse en 1904 ouvrant ainsi un nouveau chapitre de sa vie peu ordinaire. En réalité, cette orientaliste et conférencière réputée se met à dépérir. En 1911, à 43 ans, elle trouve l’énergie de publier son premier ouvrage (Le Modernisme bouddhique et le bouddhisme du Bouddha) puis décide de renouer avec ses anciennes amours. Elle repart en Inde pour étudier les grands textes bouddhiques. Durée de la mission : 18 mois… Mais portée par son insatiable soif d’apprendre –notamment la langue tibétaine, et sa quête infinie de spiritualité, elle sillonne le « Toit du monde » pendant quatorze années.
Ce périple inouï sert de trame au scénario de Clot et Perissin. L’espace d’une nuit, Alexandra raconte à un officier anglais incrédule ce qu’elle vient de vivre, depuis son arrivée à Ceylan en 1912 jusqu’à ce jour de mai 1924. En avril 1912 à Kalimpong, elle devient la première Européenne à qui le dalaï-lama accorde une entrevue mais devant qui elle ne se prosterne pas. En 1914, elle rencontre Aphur Yongden, recruté à 15 ans comme simple sherpa, qui devient son fidèle compagnon et disciple, puis son fils adoptif en 1929. Entre 1914 et 1916, elle passe deux années dans l’ermitage du Gomchem, auprès d’un yogi de haute renommée, qui lui enseigne le détachement total. Elle y fait sa première incursion au Pays des Neiges jusqu’à Shigatsé, deuxième ville du Tibet, et tombe en adoration de ces paysages d’une ensorcelante beauté et d’un insondable mystère. Enfin, c’est l’expédition décisive vers Lhassa, patiemment mûrie pendant trois ans dans le monastère de Kum Bum, dans une Chine en guerre. C’est déguisée en mendiante accompagnant son fils lama qu’Alexandra parcourt les 1000 km qui la séparent de la « Rome d’Asie ». Ensemble, ils éprouvent leur foi et risquent leur vie. Il n’était pas dit que « Lampe de Sagesse » échouât. En février 1924, le Potala est enfin en vue.
D’un trait plus léger et d’un ton moins érudit que le précédent, le second album signé Campoy et Blanchot se veut aussi moins hagiographique. Alexandra David-Néel nous est ici contée par Marie-Madeleine Peyronnet, sa secrétaire de 1959 à 1969. C’est tout un apprentissage pour cette jeune personne, qui se revendique « sans instruction ni culture », que de répondre aux sollicitations excentriques d’une dame de plus en plus acariâtre (ses rhumatismes articulaires la font atrocement souffrir, elle ne peut se déplacer sans ses deux cannes anglaises ni dormir autrement qu’assise rituellement dans un fauteuil). Par un habile découpage en six chapitres et l’option judicieuse de la couleur pour magnifier les souvenirs tibétains, cet album nous renvoie une vision plus humaine de la philing (l’occidentale en tibétain). On y découvre notamment sa demeure-musée de Digne-les-Bains (Samten Dzong, Forteresse de la Méditation). Des tête-à-tête parfois tendus entre la nonagénaire et Marie-Madeleine jaillissent des lumières, des rires, ou des pensées qui égrènent pudiquement les moments forts de la vie d’Alexandra. Ainsi la rencontre, l’adoption puis le décès brutal d’Aphur Yongden en 1955. Ou la parenthèse initiatique dans l’ermitage du Gomchem, par laquelle les dessinateurs débutent leur album de façon magistrale. Ou le rapport sacré qu’entretient « Lampe de Sagesse » avec le règne animal, araignée et tortue en tête !
C’est à une belle rencontre que nous convient ces deux albums. Focalisé sur l’expédition vers Gnima-Lhassa (« la Ville Soleil ») et en partie contraint par le cahier des charges de la collection Explora, l’album signé Clot, Perrissin et Pavlovic comblera les lecteurs curieux de parfaire leurs connaissances sur le bouddhisme lamaïque. D’un ton plus léger et sur un mode plus accrocheur, le travail de Campoy et Blanchot donnera, à coup sûr, envie de faire un détour par Digne-les-Bains et Samten Dzong, pour s’imprégner de l’âme de cette fantastique exploratrice.
* Pour approfondir la biographie de l’héroïne, chaque album fournit un dossier historique agrémenté de nombreuses photographies. Un éclairage supplémentaire est apporté sur le Tibet d’hier et d’aujourd’hui chez Glénat.
** Le Musée National des Arts Asiatiques-Guimet chaperonne d’ailleurs l’album paru chez Bamboo.
Une vie avec Alexandra David-Néel, Livre 1. Paolo Campinoti (scénario). Frédéric Campoy (dessin). Mathieu Blanchot (couleurs). Bamboo. 96 pages. 16,90€
Alexandra David-Néel – Les chemins de Lhassa. Christian Perrissin (scénario). Boro Pavlovic (dessin). Glénat. 64 pages. 14,95€