Attaquer Tintin, ou réécrire l’Histoire à bon compte
Une fois de plus, Tintin se retrouve au centre d’une polémique étonnante qui prend sa source à Winnipeg, au Canada. Alors que la littérature ou le cinéma véhiculent depuis toujours les clichés propres à l’époque qui les a vus naître, c’est encore la bande dessinée qui est attaquée. Gilles Ciment, ancien directeur de la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image d’Angoulême, a repris et actualisé, pour Cases d’Histoire un article écrit en 2011 qui rappelle les enjeux de ces attaques à répétition.
Alors que, après des démêlées en Angleterre (il y a huit ans, 68 librairies Borders du Royaume-Uni ont déplacé l’album Tintin au Congo des rayons pour enfants à ceux destinés aux adultes suite à la plainte d’un client, David Enright, auprès de la Commission britannique pour l’égalité raciale) puis en Suède (en 2012, des bibliothèques municipales de petites villes de Suède ont sorti l’album de leurs fonds), le dossier judiciaire de Tintin au Congo s’était tranquillement éteint à Bruxelles (le citoyen congolais résidant belge Bienvenu Mbutu Mondondo était débouté de sa plainte par la cour d’appel de Bruxelles le 5 décembre 2012, au motif que « vu le contexte de l’époque, Hergé ne pouvait pas être animé d’une telle volonté de tenir des propos racistes »), voilà que naît une nouvelle polémique au Canada.
Des résidents de Winnipeg ont demandé à une librairie Chapter’s de retirer de ses rayons Tintin en Amérique, le troisième album des aventures du reporter publié il y a 83 ans, parce qu’ils estiment son contenu fortement discriminatoire envers les Premières Nations. Dira-t-on enfin que la question est une nouvelle fois bien mal abordée ? Hergé a toujours dit que Tintin au Congo était une œuvre de jeunesse, un péché de jeunesse même, et qu’il fallait tenir compte du contexte historique, ajoutant « Si c’était à refaire je referais autre chose. » Selon Benoît Peeters, dans un entretien donné au Figaro, « l’album n’est pas séparable du passé colonial des années 1930, de la propagande de l’époque qui était bien plus dure que cette bande dessinée. L’album a plus une dimension paternaliste que réellement raciste. Hergé disait que les premiers Tintin étaient nourris des préjugés de son temps, de la société belge où il vivait. Il ne pouvait pas voyager, se documentait à peine. Dans ce contexte-là, l’album est plus bête que méchant. »
Quant à l’accusation de racisme portée cette fois contre Tintin en Amérique, Benoît Peeters la juge « grotesque ». « Rappelons le contexte : c’est du dessin de caricature, burlesque. On est en 1931. On voit d’ailleurs Tintin prendre le parti des Indiens contre des yankees à la recherche de pétrole. Ce genre d’accusation me désole. Elles sont catastrophiques car elles créent l’amalgame en faisait fi de toute recontextualisation historique. C’est une manière de nettoyer les œuvres du passé pour se blanchir à bon compte. (…) Les Américains commencent un nettoyage qui me désole car l’amnésie ne permet pas de comprendre l’évolution des mentalités. C’est une opération orwellienne : à l’image de la novlangue, on purge les œuvres, mais ça n’aide en rien le vrai problème qu’est le racisme. » J’ajouterais qu’il faudrait s’interroger toutefois sur l’étrange propension à jeter les livres au bûcher quand les westerns de « l’âge d’or » hollywoodien qui montraient pour la plupart les Indiens comme des guerriers sauvages, ne sont pas inquiétés.
Reconnaissons qu’une simple et légitime prise en compte de l’heureuse évolution des mentalités par l’éditeur éviterait ces procès à répétition. L’édition actuelle de ces albums, très peu différente de l’originale, ne cultive aucun lien avec notre passé : aucun avertissement informant sur leur contexte de création (qui sait encore que le Congo était belge, voire que la Belgique était une puissance coloniale, ou plus largement encore ce que fut la colonisation ?) ou même sur sa place dans l’itinéraire de l’auteur (impossible de trouver ne serait-ce que sa date de création). Un avant-propos éclairant pourrait accompagner une nouvelle édition des albums, invitant les jeunes lecteurs à appréhender aussi l’œuvre d’Hergé, avec la distance du temps, comme l’expression d’une époque et de sa mentalité.
En effet, si de tous temps la bande dessinée a raconté au passé — et souvent à l’imparfait, diront les historiens puristes —, elle s’est aussi beaucoup exprimée au présent, inscrivant ses récits dans son temps. Ces histoires « contemporaines » d’époques révolues ont aujourd’hui le parfum de l’Histoire.
Mais curieusement, on accordera souvent plus de crédit à des reconstitutions dessinées aujourd’hui par un Tardi (pour ne prendre qu’un exemple) de la Belle Époque (Adèle Blanc-Sec), de la Première Guerre mondiale (C’était la guerre des tranchées), des années quarante (120, rue de la Gare) ou des années cinquante (Jeux pour mourir), qu’à la valeur historique de bandes dessinées des mêmes époques.
Curieuse tendance, confirmée par la transformation de certaines bandes dessinées historiques en médiatrices de l’Histoire par certains enseignants, alors que d’une part, en littérature, historiens et pédagogues dédaignent, sans doute à juste titre, le « roman historique » et préfèrent s’abreuver à la source des écrits produits à l’époque étudiée (la bande dessinée semble pourtant susceptible de transmettre un « savoir » au même titre que la littérature) ; alors que d’autre part, sociologues et enseignants cherchent dans les films ou les bandes dessinées d’aujourd’hui qui parlent de notre époque un témoignage sur notre société et nos mœurs, démarche encouragée actuellement hors de la fiction par la vogue des bandes dessinées « de reportage » et autres « carnets de voyages », devenues des genres à part entière, ayant même les honneurs d’une somptueuse publication trimestrielle dédiée, La Revue dessinée.
Il faut savoir interroger l’œuvre de Töpffer, qui dit beaucoup sur les comportements sentimentaux à la veille de la Révolution de 1848, et sûrement plus justement que les emportements romantiques d’Yslaire dans Sambre. Il faut lire dans les Aventures de Tintin le témoignage involontaire d’Hergé sur la mentalité d’une nation coloniale avant la Seconde Guerre mondiale (Tintin au Congo, aujourd’hui controversé pour cela même), sa peinture des États-Unis de la crise, du racisme, de la Prohibition et du gangstérisme (Tintin en Amérique), son récit « à chaud » du conflit sino-japonais (Le Lotus bleu). Il faudrait relire 13 rue de l’Espoir de Paul Gillon pour revivre le quotidien à Paris dans les années soixante… Il reste bien entendu à comparer les strips publiés dans France-Soir et les bandes éditées par Vaillant au plus fort de la Guerre froide…
Et les récits réalistes ne sont pas seuls concernés : l’aventure ou la science-fiction sont souvent riches d’enseignement, comme l’a montré l’historien Pascal Ory en publiant Le Petit Nazi illustré : Une pédagogie hitlérienne en culture française : « Le Téméraire », 1943-1944 (Albatros, 1979), un essai sur ce magazine bimensuel pronazi pour adolescents qui publia entre autres Biceps le costaud sentimental qui marqua les débuts de Jean Ache, Dr Fulminate et Pr Vorax d’Erik, Vers les mondes inconnus, imitation de Flash Gordon à laquelle se succéderont Auguste Liquois et Raymond Poïvet, ainsi que des séries de Mat, Josse, Vica, E. Gire…
Et si les véritables « bandes dessinées historiques » étaient les « historiques » bandes dessinées de fiction ? Mais, pour cela, il faudrait sans doute rompre avec « l’éternelle jeunesse » du neuvième art, et se résoudre à traiter les bandes dessinées comme des livres.
Gilles Ciment
Tintin au Congo. Hergé (scénario et dessin). Casterman. 62 pages. 10,95 €
Tintin en Amérique. Hergé (scénario et dessin). Casterman. 62 pages. 10,95 €