Avec Garçonnes. Les autrices oubliées des Années folles, un pan de l’histoire de la bande dessinée américaine se dévoile

L’autrice et historienne de la bande dessinée Trina Robbins (1938-2024) met en lumière les dessinatrices américaines de presse des Années folles, qui se sont emparées avec malice de la figure de la garçonne. Cet album à la démarche féministe assumée constitue un jalon dans la constitution d’un « matrimoine » de la bande dessinée, un sujet qui mobilise aujourd’hui la recherche sur le neuvième art.
Bien connue aux États-Unis, où elle figure depuis 2013 au Temple de la renommée Will Eisner tant pour sa carrière de dessinatrice issue de la mouvance underground que pour son travail d’historienne de la bande dessinée, Trina Robbins bénéficie d’une reconnaissance plus tardive en France. L’intérêt croissant porté par des professionnelles – parmi lesquelles figure la traductrice de Garçonnes Marie-Paule Noël – et des universitaires pour la question de la place des femmes dans la bande dessinée a récemment conduit la France à considérer cette figure pionnière. Peu avant son décès, Trina Robbins s’est ainsi rendue en France en 2022 à l’occasion d’un colloque universitaire co-organisé par la Bibliothèque nationale de France **, où elle a prononcé une conférence sur « A Century of American Women Cartoonists ». Elle a également reçue en 2023 un doctorat honoris causa de l’université Bordeaux Montaigne ***.
Après son autobiographie baptisée Last Girl Standing (2022), qui témoigne d’une vie mouvementée, les Éditions Bliss rendent disponible en français ce recueil de strips de dessinatrices américaines des années 1920, aujourd’hui largement méconnues. Publié en 2020 chez Fantagraphics aux États-Unis, il s’agit de l’avant-dernier ouvrage de Trina Robbins ****. L’éditeur français reprend la maquette de la publication américaine et offre un bel écrin – format 24x34cm, papier épais – à cet album lauréat aux États-Unis de l’Eisner Award du meilleur ouvrage patrimonial (catégorie strip) et nominé pour le prix du patrimoine lors du dernier festival d’Angoulême.
Publié en anglais sous le titre The Flapper Queens: Women Cartoonists of the Jazz Age, l’album présente des extraits de l’œuvre de six dessinatrices de presse de cette époque : Nell Brinkley, Eleanor Schorer, Edith Stevens, Ethel Hays, Fay King et Virginia Huget. Ces dernières se sont emparées de la figure à la mode de la garçonne, appelée flapper en anglais. L’introduction du livre rappelle l’origine sulfureuse de ce terme, qui désigne à la fin du XIXe siècle une prostituée mineure, avant d’être utilisé après les bouleversement de la Première Guerre mondiale pour parler d’une jeune femme indépendante. Aux États-Unis comme en Europe, les femmes jouent un rôle conséquent dans l’effort de guerre, et leur tenue vestimentaire s’est adaptée, avec des jupes plus courtes et des cheveux coupés courts. Un amendement voté en 1919, et qui entre en vigueur l’année suivante, donne aux Américaines le droit de vote. Trina Robbins montre que la bande dessinée se fait immédiatement l’écho de cette émancipation : « La garçonne est la nouvelle reine, et des dizaines d’autrices de BD (qu’elles soient dessinatrices ou scénaristes) racontent ses aventures dans les pages des journaux de toute l’Amérique. Les meilleurs strips passent du format dailies en noir et blanc – les strips quotidiens qui paraissent cinq ou six fois par semaine du lundi au vendredi ou au samedi – aux sundays – les pages du dimanche, qui sont en couleur et occupent parfois une page entière de journal »
Trina Robbins présente le parcours de chaque autrice ainsi que les supports qui accueillent leurs strips en livrant quelques anecdotes (parfois savoureuses). Elle caractérise en quelques phrases leur trait et présente le jeu d’influences qui a pu s’exercer de l’une à l’autre.

L’album s’ouvre et se ferme sur Nell Brinkley : avec elle, stipule Trina Robbins, « c’est sans aucun doute la première fois qu’on voit des bandes dessinées dont l’héroïne est une jolie jeune femme, créées par une femme » (p.1). Ses dessins sont publiés dans tout le pays à partir des années 1910 dans les journaux du groupe Hearst, et son style fleuri qui puise dans l’Art nouveau inspire nombre de dessinatrices dans les années 1920. Brinkley crée en 1925 Les Aventures de Prudence Pim, « romance légère mettant en scène de jolies écervelées, avec chacune son défaut » (p.2) sur un scénario de Carolyn Wells. Ses pages sont composées d’illustrations séquentialisées accompagnées d’un texte en prose sous chaque image : Brinkley ne réalise pas de bulles et affirme d’ailleurs qu’elle ne fait pas de bande dessinée. Il est pourtant clair que ces strips appartiennent au neuvième art. La dessinatrice impressionne par la précision et la finesse de son trait, qui reproduit les costumes et les objets de son époque. Sur le plan du récit, Les Aventures de Judy d’Eleanor Schorer s’avèrent plus intéressant : cette autrice assume l’usage de la bulle et crée avec Judy – accompagnée de sa petite sœur Flossie – une vraie figure de garçonne : cette jeune femme élancée vole le maillot de bain de son père, beaucoup plus petit qu’elle. Les reproductions témoignent de la modernité du trait.

La mode constitue l’un des thèmes de prédilections des dessinatrices de garçonnes, en témoigne le strip Nous, les filles d’Édith Stevens et Ethel d’Ethel Hays. Il faut dire que ces dessinatrices s’adressent en premier lieu à des lectrices – le plus souvent bourgeoises, on le devine aisément à la lecture des récits – qu’il s’agit d’amuser en collant à leurs préoccupations. Derrière ces thèmes a priori frivoles se dévoile le récit de femmes émancipées, qui conduisent, séduisent, se découvrent à la plage… Et c’est sans doute ce regard féminin qui a tenu éloigné les premiers exégètes de la bande dessinée, qui sont ainsi passés à côté de dessinatrices de talent. Fay King explore même la veine du strip autobiographique (Fay King’s Snappy dans le New York Journal) où l’autrice se représente de façon caricaturale, avec des cheveux courts, un nez allongé et de grands pieds, quand le reste de son dessin s’inscrit dans une veine semi-réaliste.

La plus jeune des dessinatrices du panel est Virginia Huget, qui débute sa carrière au milieu des années 1920 en adaptant en bande dessinée Les Hommes préfèrent les blondes d’Anita Loos. Elle réalise ensuite plusieurs strips pour différents quotidiens : Facéties à la fac, Molly the Manicure Girl ou Babs en société. Trina Robbins note qu’Huget est la seule autrice de cette époque à représenter des femmes modestes – employée de grand magasin, manucure – dans des sunday pages en couleurs. Comme Nell Brinkley, ses récits en une page sont composées de vignettes qui forment un récit séquentiel accompagnées par un texte narratif ou dialogué. Huget utilise la bulle pour raconter les histoires de Peggy Lux, strip publicitaire savoureux destiné à vendre un savon.

Le krach boursier de Wall Street de 1929 et la montée des périls en Europe sonnent la fin de l’insouciance des Années folles, et la garçonne passe progressivement de mode dans les années 1930, comme le signale Nell Brinkley elle-même. Les strips de garçonnes s’effacent des pages des journaux, et leurs autrices – qui ont parfois arrêté le dessin, prises dans leur vie de famille – s’effacent de la mémoire collective, jusqu’à nos jours. À l’heure où le milieu de la bande dessinée s’interroge sur la place des femmes et reconstitue un « matrimoine », ce très bel album signé Trina Robbins nous rappelle que, voici un siècle, les dessinatrices américaines produisaient de la bande dessinée destinée à un large public de lectrices.
* : Marys Rennée Hertiman et Camille de Singly, Construire un matrimoine de la BD – Créations, mobilisations et transmissions des femmes dans le neuvième art en Europe et en Amérique, Dijon, Presses du réel, 2024.
** : Colloque « Faire corps ? Représentations et revendications des créatrices de bandes dessinées en Europe et dans les Amériques », 22 et 23 septembre 2022, Maison des Sciences de l’homme de Paris-Nord et Bibliothèque nationale de France. Le programme détaillé est disponible ICI.
*** : Voir à ce sujet le communiqué de l’université Bordeaux Montaigne, qui affirme décerner son titre en raison du combat de l’autrice « pour la progression de la place et de la reconnaissance des femmes dans la bande dessinée américaine ».
**** : Le dernier, encore inédit en français, s’intitule Dauntless Dames : High-Heeled Heroes of the Comic Strips (Fantagraphics, 2023) et traite des héroïnes de « l’âge d’or » du comics : gageons que cet ouvrage sera prochainement traduit.
Garçonnes. Les autrices oubliées des Années folles, Trina Robbins, Bliss Éditions, 168 pages, 35 euros.
Extraits :