Benoît Vidal : “Le récit du débarquement dans Gaston en Normandie est un point de départ pour un second récit, qui me conduit à parler de ma famille.”
A travers Gaston en Normandie, c’est une vision du Débarquement du 6 juin 1944 à hauteur d’homme et de femme que propose Benoît Vidal. Le témoignage de première main de son père et de sa grand-mère irrigue cette reconstitution des faits sous la forme d’un roman-photo. L’album mêle clichés et documents d’époque, iconographie explicative, photos de famille et portraits réalisés pour l’occasion par l’auteur. Outre la tentative de raconter les événements par la voix des membres de sa famille, l’auteur a creusé la question de la mémoire familiale et de la transmission. Cases d’Histoire a voulu discuter avec Benoît Vidal de cette bande dessinée hors norme. Cases d’Histoire : Bonjour Benoit Vidal, pouvez-vous vous présenter en précisant votre rapport au médium bande dessinée ?
Benoit Vidal : Comme la plupart des enfants de ma génération, j’ai baigné dans l’univers de la bande dessinée très tôt. Dans les années 1970, la bande dessinée était encore généralement considérée comme un mode d’expression réservé aux enfants, un genre peu sérieux dont il fallait se méfier. Je crois paradoxalement que cela participait à son attrait. Étudiant, j’ai par la suite participé à plusieurs fanzines. Être auteur de bandes dessinées était un rêve d’adolescent.
Depuis quand vous intéressez-vous au roman-photo et quel a été le déclic pour utiliser ce genre narratif pour transcrire la mémoire familiale ?
J’ai découvert le roman-photo au début des années 2000 à Angoulême sur le stand des éditions Flblb. Par hasard, j’étais tombé sur la revue Flblb 14 et j’avais trouvé assez génial ce magazine entièrement consacré à un mode d’expression que je ne connaissais pas vraiment… J’avais lu les romans-photos de Fluide glacial, j’avais dû lire quelques Hara-kiri, et j’aimais beaucoup cet humour absurde ou décalé. Mais dans Flblb 14 il y avait aussi un début de récit autobiographique (par Grégory Jarry) et je m’étais dit à l’époque que ce moyen d’expression avait un potentiel inexploité. En fait, de même qu’on confondait bande dessinée et récits pour enfants, on confondait roman-photo et récits d’amour à l’eau de rose (magazines féminins des années 1970, Nous-Deux…) ou détournement satirique (Fluide Glacial, professeur Choron…).
J’ai été très déçu, l’année suivante, de découvrir que le magazine Flblb n’était pas un magazine de roman-photo mais un magazine de BD qui avait édité un numéro spécial (le numéro 14) au roman-photo ! Mais j’ai quand même suivi cette maison d’édition et quelques années plus tard, j’ai découvert Les maquisards du poirier, un roman-photo documentaire qui donne la parole à des personnes âgées racontant leurs souvenirs de la guerre. Le véritable déclic s’est fait à ce moment-là : en effet, j’avais fait de nombreux enregistrements de mes grand-mères et je cherchais depuis des années un moyen de les transcrire sous forme de récit. Je me suis dit que j’allais faire la même chose : photographier ma grand-mère paternelle et mettre dans des bulles les textes des enregistrements.
Le roman-photo est à mon avis un moyen d’expression parfaitement adapté pour transcrire sur papier un récit raconté par un narrateur. Les photographies du narrateur mènent le récit mais il est possible d’intercaler des images d’archives qui illustrent les propos.
Comment procédez-vous pour réaliser un roman-photo historique ? D’où proviennent les photographies et autres visuels ?
Le procédé est en soi assez simple à mettre en œuvre, même s’il s’avère rapidement que trouver le bon équilibre entre images d’archives et photographies du narrateur n’est pas toujours simple. Et s’il est parfois simple d’illustrer des événements factuels, il est beaucoup plus difficile d’illustrer les passages plus conceptuels, notamment ceux où en voix off je commente ou j’interprète les propos du narrateur. Par ailleurs, la nature des images d’archives est très variable et à vrai dire, mes ouvrages ne sont pas vraiment des romans-photos. Ce sont des romans graphiques hybrides qui peuvent contenir des peintures, des dessins de presse, des gravures… C’est surtout vrai pour mon premier roman photo édité par Flblb, Pauline à Paris, qui plonge dans une iconographie du XIXe siècle.
Pour Gaston en Normandie, les images sont beaucoup plus homogènes car l’essentiel du récit parle d’un événement très précis, le débarquement de 1944 en Normandie. J’ai essentiellement puisé dans les fonds d’archives photographiques militaires : les archives américaines et canadiennes, l’Imperial War Museum, les Bundesarchiv pour l’essentiel. Ce sont des fonds disponibles en ligne. J’ai beaucoup utilisé le projet Photosnormandie sur Flickr.com pour identifier des images intéressantes, même s’il faut ensuite vérifier les sources et s’assurer des droits. Toutes les images sont référencées, en fin d’article de manière condensée, mais il est possible de télécharger un tableau des références très complet sur le site de mon éditeur. Pour ma part, je conserve un tableau de près de cent pages avec les références précises, mais aussi les recherches et démarches effectuées pour chaque image et souvent, les remplacements effectués.
Gaston en Normandie traite principalement des souvenirs familiaux du débarquement du 6 juin 1944 et des premiers jours de la bataille de Normandie. Votre famille habite alors Bayeux, qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans ce que vous ont dit vos parents ? Avez-vous censuré certains faits racontés car non recoupés dans les sources écrites ?
Dans Gaston en Normandie, je croise les souvenirs de ma grand-mère Joséphine qui était une mère de famille de 35 ans en 1944, et les souvenirs de mon père Gaston qui était un enfant de sept ans. Ces deux témoignages se complètent. La mère de famille n’a pas le même regard que l’enfant de sept ans. Pour Joséphine, le débarquement est source d’angoisses et de tracas matériels. C’est aussi une époque où elle va participer à sa façon en accueillant chez elle des réfugiés et des soldats. Pour Gaston, le débarquement est une grande fête. Tout lui semble extraordinaire. Des soldats qui font de la moto, des tanks et des matériels énormes qui passent sous sa fenêtre, des mitraillettes anglaises qu’il va apprendre à démonter, des chewing-gums, des caramels, du jazz… Pour un enfant qui n’a connu que les années d’occupation (il avait trois ans en 1940), il va vivre les émotions les plus fortes de sa vie.
Ce qui m’a frappé dans ces récits, c’est l’importance des émotions dans le processus de la mémoire. J’explique que souvent l’émotion est plus authentique que les faits racontés et la recherche iconographique effectuée pour illustrer les propos de Gaston me conduit parfois à identifier des imprécisions ou des reconstructions. Mais ce que je trouve intéressant, c’est d’interpréter ces écarts. Ils sont rarement neutres. Pourquoi mon père dit-il qu’il est seul avec sa mère à Lisieux alors que sur une photo de famille on le voit accompagné de deux de ses sœurs ? Pourquoi confond-il l’anecdote du mégot place du marché avec le signal du débarquement ? Ce sont des émotions très fortes qu’il a vécues mais,
âgé de sept ans, il ne les replace pas parfaitement dans la chronologie des événements. Je crois que ces anecdotes révèlent des informations très personnelles. Cela fonctionne un peu sur le modèle de l’analyse des lapsus en psychanalyse. De la même façon, dans Pauline à Paris, ma grand-mère Joséphine me parlait indirectement de sa propre vie lorsqu’elle me racontait l’histoire de cette femme, Pauline, qu’elle avait connu dans son enfance.
Dans Pauline à Paris et Gaston en Normandie, vous interrogez votre grand-mère et votre père sur leurs souvenirs, est-ce un moyen de renouer un dialogue parfois difficile eu sein de la famille ?
Dans ces deux ouvrages, j’interviens en voix off pour décrire ma démarche, interpréter les récits, analyser ma relation à ma grand-mère et à mon père. Collecter une mémoire orale, qu’elle soit ou non familiale, conduit toujours à découvrir son narrateur. Il interprète ou modifie les faits qu’il raconte en fonction de sa propre expérience, de son propre imaginaire. La vie de Pauline dans Pauline à Paris, ou le récit du débarquement dans Gaston en Normandie sont donc des points de départ pour un second récit, celui qui me conduit à parler de ma famille.
Il n’est pas aisé d’interroger ses parents. Il est plus facile d’interroger ses grands-parents. C’est d’autant plus vrai dans mon cas car ma grand-mère adorait raconter des histoires. Par ailleurs, mes relations avec mon père n’étaient pas faciles. J’ai constaté en travaillant sur Gaston en Normandie que la plupart des auteurs qui parlent de leurs parents le font généralement après le décès de ces derniers. Ils se libèrent d’un poids. C’est plus facile car le jugement du père ou de la mère n’est plus là. Pour ma part, c’est un long processus qui m’a conduit à demander à mon père s’il accepterait de figurer dans un livre, puis à
l’enregistrer racontant ses souvenirs, puis enfin à le photographier. Le livre était donc aussi un prétexte pour reconstruire une communication difficile.
Une des causes de cette difficulté à communiquer entre père et fils est révélée au détour du récit sur le
débarquement, lorsque Gaston raconte qu’il a failli se noyer sur la route, dans un trou rempli d’eau. Cette anecdote le conduit à parler de son propre grand-père paternel et à décrire un modèle de relation père-fils qui se reproduit de génération en génération. Ce qui est d’ailleurs incroyable (et que je ne souligne pas dans le livre), c’est qu’il raconte qu’il était seul à se noyer alors que dans la lettre écrite à cette époque (et qui figure dans le livre) il dit qu’il était avec son père ! N’y a-t-il pas là une illustration de cette difficulté à accepter le lien père-fils ?
Que ce soit pour le récit de Joséphine ou celui de Gaston vous confrontez les mémoires individuelles à des sources historiques précises. Pouvez-vous nous détailler ce travail méticuleux d’historien, les difficultés que vous avez rencontrées et vos sources principales ?
Mon travail me conduit à illustrer le récit des narrateurs, mais ce travail n’est pas celui d’un historien. L’historien adopte une approche beaucoup plus méthodique, scientifique. Il doit recouper les informations, les vérifier, faire des synthèses… ce que je ne fais pas. Ce n’est pas mon propos. Bien évidemment, à force de plonger dans les fonds d’archives, je finis par avoir une certaine connaissance du sujet, et j’ai aussi lu des témoignages de réfugiés, des articles sur la vie à Bayeux en 1944, le fonctionnement des hôpitaux à cette époque, ou les déplacements du général de Gaulle dans les années qui ont suivi le débarquement. Mais mon travail me conduit à raconter une histoire, quitte à couper-coller les souvenirs des narrateurs dans l’ordre qui m’arrange, à ne retenir que les éléments utiles et à les interpréter de telle sorte que mon récit soit cohérent.
Comme le cinéma, le roman-photo peut rapidement devenir un art de la manipulation. Le texte qui est dans la bulle au-dessus du personnage n’a pas été dit au moment où la photo a été prise. Tout peut donc être faux ! C’est pour cela d’ailleurs que le roman-photo est parfaitement adapté à l’humour absurde, à la parodie et au détournement. On pourrait imaginer, même si je ne l’ai pas fait dans Pauline à Paris ni dans Gaston en Normandie, que les personnages qui figurent dans l’ouvrage soient des acteurs ! Mon ouvrage L’effet schizomètre publié aux éditions Epel en 2018 prend davantage de libertés avec la réalité.
Pour revenir sur les sources iconographiques, au départ, je privilégie la narration. Ce qui mène le récit, c’est le texte issu des enregistrements. Je cherche alors des images pour illustrer tel ou tel propos. Si Gaston parle de l’avancée des militaires, je vais chercher une carte d’état-major. S’il parle de la chute de Cherbourg, je cherche des photographies de cet événement. Parfois, je trouve assez facilement la photographie correspondante. Parfois c’est impossible. Je fonctionne alors par analogie, mais les photographies sont alors soit anachroniques, soit prises à un autre endroit. Le défilé des Écossais à Bayeux, quelques jours après le débarquement, était une difficulté. J’avais trouvé quelques photos de militaires écossais mais peu satisfaisantes. C’est alors que la chance entre en jeu : une personne travaillant à Bayeux m’a communiqué une photographie issue d’un fond privé prise le jour même du récit de mon père. Quand j’ai découvert cette photo, j’étais très ému ! J’avais constitué une image mentale de cet événement et tout d’un coup, j’avais sous les yeux l’image réelle du souvenir de mon père. Avec la fontaine de la place du château en arrière-plan. Incroyable ! Il en fut de même pour les photographies de mon grand-père retrouvées à l’Imperial War Museum.
En fait, mon travail n’a jamais de fin. Heureusement que mon éditeur a pris la décision de publier l’ouvrage dans sa huitième version car sinon, je serais encore en train de modifier des images, d’en remplacer, d’en trouver de nouvelles plus belles ou plus précises…
Vous racontez dans Gaston en Normandie votre propre enquête sur la mémoire familiale, vos doutes et vos recoupements entre les récits oraux et les sources écrites et photographiques. Combien de temps a duré cette enquête ? Quelles ont été les plus grandes difficultés rencontrées et quelles ont été vos plus grandes satisfactions ?
J’ai découvert Flblb 14 au début des années 2000 et Les maquisards du poirier en 2008. J’ai commencé à photographier ma grand-mère à cette époque. Elle a fêté ses 100 ans en 2009. C’était donc une grand-mère centenaire que je photographiais. J’ai commencé à publier sur un blog mes toutes premières histoires aux alentours de 2010 et en 2012 j’ai auto-édité un premier ouvrage. Pauline à Paris m’a pris quatre années de travail et a été publié en 2015. J’ai ensuite travaillé sur L’effet schizomètre qui a été publié en 2018. Mais l’idée de Gaston en Normandie est née dans les mois qui ont suivi la sortie de Pauline à Paris. Il ma fallu plusieurs années pour construire mon projet. J’ai interrogé mon père en 2018 et je l’ai photographié en 2019. Ensuite, il y a le laborieux travail de construction, page à page… Et entre la première version complète et celle qui a été publiée, il y a eu huit versions ! Le livre étant sorti en 2022, on peut considérer qu’il y a à chaque fois quatre ou cinq ans de travail pour chacun de mes livres. Mais je dois aussi préciser que je ne travaille sur ces projets que durant mes vacances ou certaines fins de semaine.
La couverture du livre est énigmatique : on y voit votre père enfant serrant la main d’un officier dont on ne distingue que le bas du corps. Avez-vous douté de la véracité de cette rencontre avec le général de Gaulle ? Quelle place occupe-t-elle dans les souvenirs familiaux ? Quelles ont été vos recherches sur le sujet ?
Je dois la couverture à Guillaume Heurtault, graphiste aux éditions Flblb. Je la trouve particulièrement réussie. Cette photo recadrée de manière énigmatique et colorisée est en fait un élément important du récit puisqu’elle présente Gaston serrant la main du général de Gaulle en 1945, photographie issue d’un magazine découvert assez tardivement par mon père après qu’il ait retrouvé un ami d’enfance. Je n’ai jamais douté de la véracité de la rencontre de mon père avec le général de Gaulle. Il habitait à deux pas de la place du château à Bayeux, et il y jouait toute la journée. Donc lorsque Maurice Schumann y haranguait la foule, puis lorsque de Gaulle y a fait ses (il y en a eu plusieurs) discours, il aurait été assez étrange que mon père, ainsi que ses sœurs et mes grands-parents, n’y soient pas ! Mais il n’en demeure pas moins que la découverte du magazine et de la photo fut une révélation. À nouveau, un souvenir maintes et maintes fois raconté et donc fantasmé devenait concret. J’ai d’ailleurs ensuite regardé plusieurs vidéos des différents discours (elles sont en ligne sur le site de l’INA ou de l’IWM) en cherchant dans la foule si je ne retrouvais pas d’autres indices. Les recherches dans les archives peuvent rapidement devenir obsessionnelles !
Dans un avant-propos élogieux, Olivier Wieviorka vous félicite pour votre travail : « Le roman-photo est un moyen d’expression très adapté pour faire revivre ces journées historiques. Car il met en valeur la parole des témoins tout en donnant à voir ce qu’ont été le débarquement et la bataille de Normandie, au ras des clochers et des pâturages ». Avez-vous eu des dialogues constructifs avec des historiens pendant vos recherches ou après la publication de l’album ?
Je dois avouer que je n’ai pas collaboré avec des historiens. J’ai mis en bibliographie quelques références très ciblées qui éclairent des points assez précis de mon récit. Je tiens à la disposition d’éventuels intéressés les enregistrements de mon père et de ma grand-mère. J’ai fait publier des lettres de ma grand-mère datant de cette période par la revue de l’association Savès patrimoine, une association qui tente de conserver la mémoire locale de la région dont ma famille est originaire (entre la Haute-Garonne et le Gers). Je pense par ailleurs comme Olivier Wieviorka que le roman-photo, ou du moins un certain type de roman-photo historique tel que je le mets en œuvre, est un moyen d’expression parfaitement
adapté à la transcription de la mémoire orale et plus généralement au genre documentaire. Mais c’est aussi un travail fastidieux et très contraignant qui comporte de nombreuses contraintes techniques.
Au cours de votre enquête familiale, vous remontez le temps jusqu’à la jeunesse de votre grand-père Lucien et la vie de Gustave, votre arrière-grand-père entre Alsace et Algérie. De père en fils, la transmission semble s’être abîmée de génération en génération. N’est-ce pas là l’origine de vos travaux mémoriels ? Comment vous êtes vous interrogé sur cette mémoire lacunaire qui semble revivre de manière miraculeuse dans Gaston en Normandie ?
Le travail de création est long et il ne suit pas le rythme des recherches et des réflexions personnelles que je peux mener par ailleurs, notamment sur les origines de ma famille. Pourquoi est-ce que je m’intéresse à la mémoire familiale ? C’est une question qui peut être élargie à tous les curieux qui, comme moi, construisent des arbres généalogiques ou interrogent leurs aïeux. Je crois que nous sommes tous influencés par des modèles relationnels issus de notre éducation et connaître la vie de ses ancêtres permet parfois de révéler ces modèles récurrents. Car si les humains ressentent tous des émotions similaires, la manière de les exprimer s’acquiert dès le plus jeune âge par l’éducation ou par mimétisme, dans la famille où à l’école… puis évolue en fonction des rencontres que l’on fait dans sa vie. Un traumatisme familial, la perte d’un parent par exemple, influence le comportement d’un individu durant toute sa vie. Mais au-delà, il peut également influencer ses propres descendants.
Comment parler à son fils, par exemple, lorsque l’on n’a, soi-même, pas eu de père ? Cette transmission ressemble à la transmission des secrets de famille, mais elle en diffère dans la mesure ou l’événement à l’origine du traumatisme n’est pas nécessairement caché. En interrogeant mon père, je cherche à nouer un lien. Mais en me parlant de mon grand-père, mon père me révèle que ce lien père-fils a été rompu bien avant ma naissance. Mon père transmet un modèle relationnel dont il a lui-même hérité de la génération précédente. Et finalement, c’est le destin d’une famille d’agriculteurs alsaciens, émigrés en Algérie au milieu du XIXe siècle, qui se dévoile. Avec la pauvreté en toile de fond, une pauvreté qui génère des situations familiales compliquées, des naissances hors mariage, et l’absence de figure paternelle dans l’éducation de mon grand-père.
Ce qui est étonnant, c’est qu’on est alors très loin des histoires du débarquement. Mais paradoxalement, on est revenu très proche de l’histoire de Pauline à Paris ! Finalement, pour moi, n’est-ce pas la seule chose qui compte vraiment ? J’ai parfois des scrupules à avoir manipulé mes lecteurs en leur offrant un livre sur l’histoire du débarquement alors qu’en réalité je leur raconte ma vie !
Travaillez-vous déjà sur la suite de Gaston en Normandie comme le laisse penser la fin de l’ouvrage avec une ouverture vers Oran ?
J’y pense plus que je n’y travaille. Je suis allé à Oran, mais pas encore avec mon père ; cela demeure en projet. J’ai vu le village d’origine de la famille de mon grand-père. Et j’ai pris conscience que ma démarche est loin d’être isolée. Elle est partagée par beaucoup de descendants de rapatriés, nés en France, et qui s’interrogent sur la vie de leurs aïeux. Plusieurs ouvrages, et même des bandes dessinées ont été écrites sur ce sujet. Il y a des destins tragiques qui mériteraient d’être racontés dans les vies de ces immigrés français qui tentent leur chance en Algérie, et ce, dès les années 1850 dans le cas de ma famille.
J’ai déjà envisagé un scénario global, mais je bute sur une difficulté : l’absence de narrateur. Car mon enquête me conduit davantage vers les archives du XIXe siècle. Je quitte la mémoire orale, et je ne sais pas encore très bien comment adapter mon procédé narratif à cette contrainte. J’aurai peut-être trouvé une solution d’ici trois ou quatre ans !
Gaston en Normandie. Benoît Vidal (scénario et mise en page). Flblb. 160 pages. 20 euros.
Les dix premières planches :