Champs de bataille, le choc du remembrement : modernisation, casse sociale et nature malmenée
Des Trente Glorieuses, nous avons le souvenir d’une époque trépidante, celle des yéyés et celle des stands du salon des arts ménagers garnis d’objets, promesse d’une vie quotidienne moderne et facile. La journaliste Inès Léraud et le dessinateur Pierre Van Hove viennent nuancer cette mémoire idyllique. Les auteurs, déjà remarqués pour Algues vertes, l’histoire interdite, signent une nouvelle enquête sur le remembrement des campagnes. Le sujet pourrait paraître abrupt, technique ou accessoire. Inès Léraud et Pierre Van Hove, par un sens de la narration consommé, où se mélangent parcours individuels et contexte historique, nous le rendent accessible et passionnant.
Si l’essentiel des opérations du remembrement a lieu au cours des années 1950-1970, les auteurs rappellent que le processus a émergé sous la IIIe République et a trouvé un premier relais solide pendant le régime de Vichy. Les continuités sont bien évoquées à travers la figure de l’arpenteur/ topographe/ ingénieur-agronome (p.13, p.112) ou de quelques personnalités de premier plan. Le récit commence à Fégréac en Bretagne, où se nouent les enjeux et se rencontrent les acteurs. Une grande partie de la bande dessinée est consacrée aux tensions qui accompagnent les opérations de remembrement. Celles-ci opposent les paysans locaux aux « technocrates » et autres représentants des pouvoirs publics. On y voit comment des décisions peuvent être imposées sans véritable concertation, brutaliser des rythmes, des cultures, des coutumes et, finalement, engendrer de la souffrance. On y voit aussi, et c’est une des grandes qualités de l’enquête, comment le remembrement a désorienté des campagnes où tout un écosystème subsistait : le paysage, la faune et la flore, le patois, en un mot, le régionalisme (la petite patrie). On appréciera la manière avec laquelle émerge l’écologie dans cette histoire d’abord agricole (p.125-127).
Face à la destruction des haies et au réaménagement des parcelles et des chemins, les auteurs saisissent la nostalgie qui irrigue les témoignages. Notons en particulier ces souvenirs d’une enfance passée à jouer et à gambader entre les chemins bordés de pierres et les petites parcelles que des cours d’eau alimentaient mollement (p.66 et p.80). Cette enfance heureuse au contact de la nature renforce la conviction que celle-ci a une valeur éducative tout autant que ludique. Pierre Van Hove restitue avec talent la beauté du bocage opposée à la monotonie, voire la laideur, des grandes plaines ouvertes et des lotissements pavillonnaires qui se sont multipliés sur ces espaces.
L’exode rural est-il le plus grand plan social du XXe siècle, comme les auteurs l’affirment ? Ce slogan interpelle sans doute, et il est plus polémique qu’historique. L’exode rural (une migration, une forme de mobilité) a été un mouvement séculaire aux motivations multiples. Le bocage n’a pas existé de tout temps. Il y a eu en Bretagne jusqu’aux années 1920, des opérations d’enclôtures, ce qui permet aussi de comprendre la réaction vive de gens à qui on vient expliquer, sans doute avec paternalisme et condescendance, qu’ils doivent maintenant débocager.
De même, de très nombreux agriculteurs ont été très favorables à la modernisation. Dès 1945, ils s’engagent dans la transformation des campagnes, avec la conviction d’améliorer la productivité et leurs revenus, mais aussi de s’émanciper des pesanteurs socioculturelles. Les auteurs ne les oublient pas, mais ils sont moins évoqués sinon sous le trait du repenti qui, l’âge avançant, regrette sa campagne d’antan (p.147).
Les champs de bataille est un récit graphique instructif, un vrai travail d’enquête qui s’appuie sur une documentation fouillée (annexes « Parole aux archives ») et des entretiens habilement réintroduits au sein même des cases. Parole est donnée aux opposants comme aux promoteurs du remembrement. L’album révèle un aspect de l’Histoire qui méritait d’être exhumé parce qu’il est au cœur de nos débats actuels sur l’agriculture, la préservation de la nature et l’amélioration de nos cadres de vie.
Champs de bataille. Inès Léraud (scénario). Pierre Van Hove (dessin). Delcourt. 192 pages. 23,75 euros.
Les vingt-deux premières planches :