Chumbo, quand une saga familiale se confond avec l’Histoire brésilienne de la seconde moitié du XXe siècle
Au sommet de son art, Matthias Lehmann met en scène dans Chumbo une famille brésilienne du Minas Gerais (État brésilien au Nord de Rio de Janeiro) en proie au déclassement, qui se trouve confrontée à la dictature militaire et aux mutations sociales du pays. À travers l’itinéraire des membres de la famille Wallace, Chumbo nous ouvre les portes de l’histoire mouvementée du Brésil au XXe siècle, en se focalisant notamment sur les « années de plomb » de la dictature brésilienne.
Dessinateur franco-brésilien, Matthias Lehmann conçoit avec Chumbo un récit librement inspiré de son histoire familiale. On suit la destinée – et parfois les errances – des membres la famille Wallace. Le patriarche, le riche et arrogant Oswaldo Wallace, doit sa fortune aux mines de fer qu’il possède dans la région du Minas Gerais. La famille vit à Belo Horizonte (capitale de l’Etat), qui fait l’objet d’une belle reconstitution. À sa mort, le patriarche laisse derrière lui son épouse, Maria-Augusta, une femme intelligente mais victime de son genre, ainsi que cinq enfants : ses filles Adélia, Ursula et Berenice, et deux garçons que tout sépare, Severino et Ramires. Rêveur et réservé, l’aîné devient un journaliste et un écrivain opposé à la dictature quand son cadet, bravache et quelque peu stupide, est un soutien au régime militaire, tout comme sa sœur Adélia, fervente catholique, par contraste avec la libre-penseuse Ursula. En dépit de ces convictions politiques divergentes qui s’expriment parfois avec fracas, les membres de la famille se soutiennent tant bien que mal. Ils échouent cependant à faire perdurer l’héritage économique paternel, nourrissant un sentiment de déclassement qui pèse en particulier sur Maria-Augusta et sur ses filles.
À plusieurs reprises, le destin de la famille croise celui des Rebendoleg : le père, syndicaliste et employé dans les mines Wallace, a deux enfants dont Iara, qui connaît à l’inverse une trajectoire sociale ascendante. Dans « ce jeu de l’autofiction qui brasse les névrose familiales », comme l’explique l’auteur dans la postface de l’album, Matthias Lehmann met en scène des personnages imparfaits, tantôt médiocres, souvent frustrés, mais toujours humains. Ce récit choral joue volontiers sur les archétypes, du patron peint en exploiteur à l’héritier flambeur et violent, en passant par l’écrivain dilettante, peu manuel et un peu lâche.
Le dessin en noir et blanc de Matthias Lehmann est influencé par les grandes figures de la bande dessinée indépendante américaine, et notamment par Robert Crumb, en particulier dans la représentation et la posture de ses personnages (la lubricité de Ramires rappelle celle des anti-héros crumbiens). Lehmann dit également avoir été influencé par Flavio Colin (1930-2002), un dessinateur brésilien célèbre dans son pays mais peu traduit en France (en dehors du Brigand du Sertão chez Sarbacane). Le trait du dessinateur franco-brésilien se fonde sur l’utilisation de hachures qui donnent de la profondeur aux décors. Le travail de reconstitution des paysages, urbains comme ruraux, ainsi que des intérieurs, est d’autant plus impressionnant qu’il s’étale sur plus de 350 pages : des grands ensembles de Belo Horizonte à la jungle peuplée de tribus amérindiennes où se réfugie la guérilla hostile aux militaires, Matthias Lehmann met en images les différentes facettes du Brésil. On comprend dès lors les trois ans et demi qu’il a fallu à l’artiste pour mener à bien ce travail colossal, dont l’efficacité narrative est renforcée par un découpage d’une grande efficacité. Chumbo alterne entre séquences dialoguées, majoritaires, et planches pauvres en paroles voire muettes, qui sont aussi l’occasion d’explorer le dessin. Si le récit se caractérise globalement par une certaine densité, Lehmann intègre régulièrement des respirations en insérant là une caricature, ici une page de journal.
C’est dans ces respirations que le dessinateur mobilise des références graphiques, avec un hommage à la culture du dessin de presse. Chumbo est ainsi scandé de dessins d’un caricaturiste imaginaire, Zé Requeijão, qui témoigne de la vie politique du Brésil. À partir des années 1960, Chumbo mobilise la culture issue de la télévision, qui concurrence le dessin de presse. C’est à la télévision brésilienne que Severino, devenu écrivain à succès, donne un entretien introspectif en 1983.
Comme l’indique son titre, Chumbo (« plomb ») s’arrête sur le coup d’État militaire de 1964 qui renverse le président João Goulart. Soutenus par les États-Unis, les dirigeants de l’armée, notamment Alencar Castelo Branco et Artur da Costa e Silva, instaurent une dictature militaire (1964-1985). Ceux-ci prennent prétexte d’une menace communiste intérieure, véritable « armée de l’ombre » largement fantasmée, pour instaurer un régime autoritaire, censurer la presse et abolir la majorité des libertés individuelles. Marquée par la violence et l’utilisation à grande échelle de la torture contre les opposants, cette période suscite une forte polarisation au sein de la société brésilienne, dont rend habilement compte le récit en peignant une famille Wallace déchirée. La dernière partie de Chumbo témoigne de la progressive transition démocratique du Brésil à la fin du XXe siècle, et du destin de certains acteurs de la dictature dans un pays dont les plaies ne sont pas encore cicatrisées. En effet, le travail de mémoire n’est que partiel, en raison de la loi d’amnistie de 1979 qui garantit l’absence de poursuite à la fois pour les acteurs – notamment les tortionnaires – comme pour les opposants à la dictature. Aujourd’hui encore, des dirigeants politiques comme l’ancien président Jair Bolsonaro revendiquent ouvertement l’héritage de la dictature militaire.
Fort d’une grande maîtrise graphique et narrative, Chumbo brosse le portrait d’une société brésilienne en mouvement, en utilisant le prisme d’une famille à la fois soudée par des mécanismes de solidarité traditionnels au Brésil, et divisée politiquement. Cette fresque impressionnante constitue une lecture indispensable pour les amateurs d’histoire sociale.
Chumbo. Matthias Lehmann (scénario et dessin). Casterman. 368 pages. 29,95 euros.
Les trente-trois premières planches :