Cléopâtre dans la bande dessinée francophone 1/2 Le corpus
Cléopâtre (69-30 av JC) est une figure éminente de l’Antiquité. Elle régna sur l’Égypte avant le rattachement de ce pays à l’Empire romain. Nous la connaissons grâce aux historiens gréco-romains comme Plutarque, dont les écrits sont parvenus jusqu’à nous, imprégnant au passage ce qu’on appelle notre culture classique. C’est pourquoi le destin de cette souveraine gréco-égyptienne, la dernière des Ptolémées ou Lagides, fait maintenant partie de notre inconscient collectif. Jusqu’à une époque récente, en dehors des exceptions notables d’Astérix et d’Alix, la bande dessinée francophone avait peu été tentée par cette femme d’exception pour en faire le personnage central d’un récit. Depuis le milieu des années 2010, on constate une multiplication des albums consacrés à cette personnalité marquante de la fin du 1er siècle avant notre ère. Cette première partie de dossier dresse le panorama de toutes ces bandes dessinées.
Cléopâtre écrit en hiéroglyphes, en grec et en japonais.
24 volumes composent le corpus des albums de bande dessinée francophones où l’on peut rencontrer la célèbre reine d’Égypte. Il est possible d’en distinguer quatre groupes, à la fois chronologiques et thématiques.
Le premier groupe que nous appellerons « Cléopâtre et les Gaulois », va du célébrissime Astérix et Cléopâtre de René Goscinny et Albert Uderzo publié dans Pilote à partir de décembre 1963, jusqu’à L’Ombre de Sarapis de François Corteggiani et Marco Venanzi, sorti en 2012 chez Casterman. Rentrons un peu dans le détail de chacun de ces six albums.
En ce qui concerne Astérix et Cléopâtre, on peut dire que ses deux auteurs surfent sur la vague du succès du péplum Cléopâtre de Joseph Mankiewicz, sorti deux mois auparavant en France, fin septembre 1963. On sait que l’illustration de la couverture de l’album, avec Astérix et Obélix encadrant la reine d’Égypte, est un détournement d’une des affiches du film. Notons que la tenue de Cléopâtre sur la couverture de l’album est beaucoup plus chaste que sur l’affiche du film, la censure sur les publications destinées à la jeunesse n’étant jamais loin. Nombre de gags ou de représentations de l’album font référence au film, d’autres sont issus de la culture classique de René Goscinny. Dans Le Fils d’Astérix d’Albert Uderzo, sorti en 1983 aux Éditions Albert René, Cléopâtre en personne vient chercher son fils Césarion, qu’elle avait caché dans le village gaulois, pour qu’il échappe aux menées de Brutus (pages 46-48). On constate donc qu’en dehors de ces deux albums, le personnage de la reine d’Égypte est fort peu présent dans les 39 aventures des deux Gaulois.
Quant à celles d’Alix, cet autre Gaulois, ce n’est que dans l’album Ô Alexandrie, sorti en 1996 chez Casterman, que Cléopâtre fait son apparition. 47 ans séparent donc cet opus de l’album Le Sphinx d’or prépublié à partir de décembre 1949 dans le journal Tintin : dans cette deuxième aventure d’Alix, mettant en jeu des problèmes politiques et militaires égyptiens en 52 av. J.C. (après la reddition de Vercingétorix à Alésia), à aucun moment Cléopâtre n’apparaît directement ou indirectement, la situation politique du royaume lagide n’étant jamais évoquée. En revanche, dans Ô Alexandrie, Alix et Enak sont sauvés d’une crucifixion par Cléopâtre, cosouveraine d’Égypte avec son jeune frère Ptolémée XIII. Dès cet album et dans les deux suivants, la tension et les mauvais coups, voire une véritable guerre de palais se développent entre les deux cosouverains.
Une autre constante également est le manque chronique de moyens financiers de la dynastie lagide, ce qui amène Cléopâtre à impliquer Alix et Enak dans des opérations destinées à combler ce gouffre. Dans Ô Alexandrie, ils sont envoyés en Nubie pour récupérer un trésor qui y aurait été enfoui par la pharaonne Hatchepsout (1508-1457 av J.C.). Dans Le Fleuve de jade, sorte de suite au Prince du Nil de 1974, Cléopâtre utilise Enak pour conclure une alliance avec les princes du Sud, riches détenteurs d’or. Comme son nom l’indique, Le Démon du Pharos se déroule dans le célèbre monument, où Alix déjoue un complot contre Cléopâtre et son frère. Ce dernier opus a ceci de caractéristique qu’entre la reine et Alix, la relation qui était parfois très sensuelle dans les deux premiers albums, est ici purement fonctionnelle. Ce n’est que dans L’Ombre de Sarapis, qu’une certaine intimité renait entre les deux personnages. Mais le temps ayant passé, Cléopâtre a eu un fils de César, et toute l’intrigue tourne autour de l’enlèvement de ce petit enfant. Alix a été envoyé par César pour aider Cléopâtre à sortir de cette situation délicate.
En prolongement de ces albums, les éditions Casterman sortent en 2008, avec François Maingoval au scénario et Eric Lenaërts au dessin, dans la collection Alix raconte, un album intitulé Cléopâtre, qui est la biographie romancée de la dernière reine d’Égypte. Casterman édite aussi en 2009 une La trilogie Cléopâtre, comprenant Le prince du Nil, Ô Alexandrie et Le Démon du Pharos. On remarquera que Cléopâtre n’apparaît pas dans Le prince du Nil.
Exit les Gaulois, nous avons maintenant un deuxième groupe, composé de trois biographies de la reine d’Égypte en mangas. Chacune est intitulée simplement Cléopâtre, la première sort en 2015 chez Black Box éditions, l’autre en 2020 chez Nobi-Nobi/Pika édition et la troisième chez Kurokawa en 2021, avec comme sous tire Destinée d’une reine d’Egypte. Machiko Satonaka est l’autrice du premier, où le tracé de vie de Cléopâtre est présenté sur un mode doux et sentimental, peut-être en réaction aux dessins animés japonais très sensuels consacrés à la reine d’Égypte. Le second, avec Natsumi Mukai au dessin et Nozomu Kawa à la supervision (relecture en français de Thierry Lemaire) est plus didactique avec un dossier documentaire in fine. Il en est de même pour la troisième, œuvre de Hiroshi Sakamoto, Utako Yukihbiro et Chie Sasahara avec également un dossier documentaire en début et en fin. Historiquement, la trame suivie est classique, selon ce que nous livrent les historiens. À noter que dans la troisième biographie, les personnages – même Cléopâtre – sont habillés de vêtements gréco-romains, sauf pour les cérémonies égyptiennes.
Et puis, il y a l’ouverture vers le domaine de la jeunesse avec deux petites séries, qui forment un groupe qu’on pourrait appeler « Cléopâtre et les enfants ».
Les éditions Bambou avec Christophe Cazenove au scénario et Richard Di Martino au dessin, sortent en 2015, puis en 2016, deux tomes de gags centrés sur l’enfance et la famille de Cléopâtre. Certains épisodes de la personnalité de la future reine d’Égypte sont ainsi traités sur le mode comique, mais dont le coté didactique n’est pas oublié.
Cléopâtre et la science fiction ? Est-ce possible ? Le bédéaste américain Mike Maihack l’a fait avec sa série Cléopâtre princesse de l’espace en trois tomes, dont les traductions en français sont sorties en 2017 et 2018 chez Grafiteen. À quinze ans, Cléopâtre touche dans un tombeau inconnu une tablette magique qui la projette dans le futur, dans une galaxie qu’elle doit sauver du péril de « Xalis Octavian, vil dictateur assoiffé de pouvoir et chef de la horde des Xerx ». On le voit : mélange d’Histoire antique, de Stars Wars et un peu de Harry Potter, agréablement servi par un dessin non dénué de qualités.
Et enfin, se profile un quatrième groupe, constitué de deux albums et d’une série, groupe qu’on pourrait dénommer « Cléopâtre et les historiens ».
On peut commencer par L’extraordinaire aventure d’Alcibiade Didascaux qui est une série didactique commencée en 1993 et dont le héros est un professeur de latin-grec voyageant à travers le temps, surtout dans l’Antiquité. Ce faisant, il rencontre Cléopâtre à plusieurs reprises, chaque fois que les historiens antiques nous rapportent quelque chose de la vie et des actions de la dernière reine d’Egypte. Mais la parution des différents albums ne suit pas l’ordre chronologique. Les premiers opus sont généraux, un peu semblables à un cours magistral, comme Alcibiade Didascaux en Egypte, II De Néfertiti, Toutankhamon, Ramsès… à la reine Cléopâtre sorti chez Athena Editions en 1993. Suivent en 2008 Antoine et Cléopâtre et en 2009 Caius Julius Caesar et Cléopâtre, qui sont des focus sur Cléopâtre.
Il y a ensuite, sorti en 2017 chez Nouveau monde éditions, L’Égyptienne de Jean-Blaise Djian et Nathaniel Legendre au scénario et Vincenzo Federici au dessin. Cet opus sous-titré La Gloire du père se présente comme le premier album d’un diptyque dont le tome 2 n’est jamais paru. L’action, qui débute avec la mort suspecte de la mère de Cléopâtre et qui va jusqu’à la veille de l’assassinat de César en 44, prend des libertés avec l’Histoire. Un exemple : en 48, Pompée, réfugié en Egypte, est tué par Cléopâtre elle-même, parce qu’il l’avait violée, ce qui n’a aucun fondement historique. Ceci, ajouté à d’autres détails, est gênant pour les auteurs qui sont présentés en quatrième de couverture comme puisant « leurs sources dans l’Egypte des archéologues et des historiens ».
Vient ensuite chez Glénat/Fayard en 2019 dans la collection Ils ont fait l’Histoire le numéro 31 intitulé Cléopâtre du scénariste Victor Battagion, de l’historienne Aude Gros de Beler et du dessinateur Andrea Meloni, avec un dossier documentaire de huit pages in fine. Réédition à l’identique en 2020 sous le patronage du Monde et de France loisirs. Nous sommes là en présence d’un récit biographique classique, introduisant au passage des nouveautés de la recherche soutenu par un dessin également classique et élégant.
Et finalement, last but not least, dans la collection Les Reines de sang chez Delcourt, la série Cléopâtre, la reine fatale (2017, 2018, 2020, 2021, quatre volumes, série en cours) de Thierry et Marie Gloris pour le scénario des trois premiers albums et de Thierry Gloris seul pour le quatrième et le futur cinquième ainsi que Joël Mouclier pour le dessin. Cette série est exacte historiquement, très agréable graphiquement et animée d’un souffle non dénué d’humour, ce qui manque souvent dans les bandes dessinées historiques. On appréciera aussi la traduction graphique des rêves de l’héroïne, en contact onirique avec l’univers religieux des dieux de l’ancienne Egypte. Les lecteurs retrouveront sous forme de clins d’œil, certains gags de Goscinny dans Astérix et Cléopâtre, comme nous le verrons dans la seconde partie de ce dossier.
Pour terminer cet état des lieux des bandes dessinées consacrées à Cléopâtre, il nous reste à présenter une série « inclassable » dans notre présentation, car c’est une fiction basée sur la documentation historique dont nous disposons. Il s’agit du cinquième album de la série Le Troisième fils de Rome, sous-titré V Marc Antoine et Cléopâtre de Laurent Moënard et de Rafa Fonteriz puis Nicolas Baldo chez Soleil en avril 2019. Le concept de base de cette série, commencée en 2018, est qu’à l’époque des origines légendaires de Rome, il y a eu, en plus de Romulus et Remus, un troisième enfant, dont les successeurs se sont constitués en religion occulte et qui à la fin de la République soutiennent Marc Antoine et Cléopâtre contre Octave. Ce dernier, en l’emportant, fait disparaître ce culte du Troisième fils de Rome.
Mais avant de plonger dans ces similitudes et différences entre la manière de chaque opus de traiter certains faits, intéressons-nous pour conclure cette première partie à la chronologie des parutions. En effet, force est de constater combien a augmenté la production de bandes dessinées sur Cléopâtre entre 2015 et 2021. On compte en effet douze albums entre ces deux dates, alors qu’il n’y en a eu que sept de 1965 à 2012. Faut-il y voir un effet du mouvement féministe actuel, avec #MeToo et ses conséquences ? Une des rares figures féminines d’envergure de l’Antiquité, la reine d’Egypte connaît un retour en grâce ces dernières années.