Dans leur usine new-yorkaise, la mort au bout du pinceau pour les Radium girls
En 1898, la découverte par les époux Curie d’une des propriétés qui ont donné son nom au radium a ouvert des perspectives alléchantes aux industriels de tout poil. Ainsi, dans l’usine de l’USRC d’Orange (New Jersey), de jeunes ouvrières repassent les chiffres des cadrans de montres à la peinture phosphorescente, inventée en 1915. Elles ne peuvent imaginer que chaque coup de pinceau les empoisonne et creuse imperceptiblement leur tombe. La jeune autrice et dessinatrice Cy s’empare de l’histoire de ces filles irradiées et leur rend hommage dans une chronique sociale et féministe, dont le parti-pris graphique audacieux accroît la réussite.
Elles s’appelaient Grace, Katherine, Edna, Mollie, Albina et Quinta. Avec d’autres jeunes femmes dès 1917, elles ont franchi les portes de la prestigieuse United States Radium Corporation d’Orange, dans le New Jersey, pour y exercer un métier original et, de leur propre avis, assez rémunérateur pour vivre dignement. Sous l’œil de leur contremaîtresse Mrs Rooney, elles deviennent des dialpainters (peintres de cadran) : à l’aide d’un pinceau ultrafin, leur tâche consiste à déposer quelques bribes de peinture « Undark » sur les chiffres de ces cadrans de montres afin de permettre leur lecture la nuit. Loin d’être des gadgets, ces montres sont notamment fournies aux sammies qui combattent dans les tranchées françaises en 1918. Comme la peinture est chère et le coup de pinceau minutieux, une technique est enseignée à chaque recrue à son embauche : lip, dip, paint, démonstration ci-dessous :
Certes, cette peinture laisse un goût désagréable en bouche, « comme l’impression de manger de la ferraille » (page 19). Au bout de quelques semaines, à raison du quota de 250 cadrans à réaliser quotidiennement, un autre effet spectaculaire se manifeste sur toutes les parties du corps entrées en contact avec le produit. Ainsi, au moment de se coucher, Edna découvre avec effroi son scintillement nocturne. Une fois l’étonnement passé, elle cille à peine en entendant l’extravagante Mollie se comparer à une « grosse luciole » (page 38). Après quelques mois à l’usine, Edna accède à son tour au cercle des « ghost girls », surnom gagné par ces ouvrières en raison de leur ressemblance avec des revenantes quand elles évoluent dans la pénombre. La séquence pleine d’humour de la séance de cinéma, racontée entre les pages 54 et 59, est une belle réussite. Venus se faire peur en visionnant le film Frankenstein, les spectateurs tancent les six copines métamorphosées malgré elles en fantômes luminescents lorsque la salle est plongée dans l’obscurité.
Hélas pour ces joyeuses revenantes, si les propriétés du radium engendrent des applications nombreuses et parfois surprenantes*, ses effets secondaires n’ont pas tous fait l’objet de recherches poussées au début des années 1920. Le premier à émettre des doutes sur l’innocuité de la peinture « Undark » est son inventeur et patron de l’usine d’Orange, le Dr Sabin Von Sochocky**. Sans doute pressé d’exploiter industriellement son brevet, il réalise un peu tard que le radium empoisonne ceux qui le manipulent ou l’approchent de trop près. Sans le savoir, toutes les dialpainters sur deux générations vont contracter des maladies liées à sa toxicité aiguë. Lentement, des symptômes apparaissent et s’aggravent inexorablement. Mollie la première souffre de douleurs dentaires… avant sa mort brutale en septembre 1922. Cause officielle du décès : la syphilis. Puis bientôt chez toutes les filles de l’atelier, les dents tombent prématurément, le dos et les jambes font mal. La fausse couche d’Albina et l’hospitalisation de leur collègue Margareth poussent les « ghost girls » vers le cabinet du docteur Martland. Le médecin pose alors un diagnostic implacable : « la technique du lip dip paint fait ingérer des petites quantités de radium qui se loge dans les os, détruit les globules rouges, crée de l’anémie et irradie de l’intérieur » (page 93). Mais les désormais « radium girls » s’effondrent en apprenant que leur mal est incurable et qu’elles sont condamnées à des douleurs atroces jusqu’à leur trépas. Ironie du sort, pensent-elles : en entrant dans une usine de montres et de réveils, elles ont enclenché le compte-à-rebours de leur existence.
Le sort cruel de ces radieuses irradiées a vite défrayé la chronique. Quelques journaux états-uniens de l’époque relatent leurs déboires de santé puis relaient le procès qui débute en mai 1927. La dimension injuste et tragique que revêt ce combat de sans grades contre leur employeur, le cynisme glaçant de ce dernier qui tente de ralentir les débats parce qu’il sait pertinemment que ces jeunes femmes n’ont plus que quelques mois à vivre a inspiré plusieurs artistes***, notamment à partir de la seconde vague du scandale déclenchée en 1939 par la dialpainter Catherine Donohue dans l’Illinois. Cy, qui a lu de nombreux articles de presse et une abondante bibliographie pour s’imprégner de l’affaire, ne s’étend pas outre mesure sur le déroulé du procès. La stratégie de défense adoptée par les avocats de l’USRC, les discours péremptoires du nouveau patron Arthur Roeder sur l’innocuité de la peinture « Undark » en même temps qu’il bannit discrètement la technique du « lip, dip, paint » dans son usine disent assez comment des centaines d’ouvrières ont été sacrifiées sur l’autel du progrès et des profits. Comme souvent, dans ce genre d’affaires, les plaignantes privées de ressources mais croulant sous les dépenses de soin et les frais d’avocats acceptent un arrangement financier qui n’est versé qu’à condition d’abandonner leurs poursuites****. Officiellement, Grace, Katherine, Edna, Albina et Quinta disparaissent des radars médiatiques en 1929, pour mourir percluses de douleurs dans l’indifférence générale entre 1928 et 1946.
Pour sa deuxième BD, Cy s’éloigne de l’univers de son premier opus (Le vrai sexe de la vraie vie, 2 tomes, Lapin éditions, 2016 et 2018). Si elle a choisi de rendre hommage à ces Radium girls en 2020, à la lire en toute fin de son album, c’est pour que « [leur] combat [n’ait] pas servi à rien », et parce que « nous n’avons pas le droit d’oublier une seconde fois toutes ces femmes ». Connaissant l’autrice, rien d’étonnant à ce que son travail se teinte de nuances sociales et féministes. Dans le dialogue avec son éditeur à la fin de l’album, Cy confesse humblement que malgré tous ses efforts, il doit subsister quelques anachronismes. Les plus criants concernent les panneaux ou réclames vantant des produits au radium. Un article***** publié dans la très sérieuse Revue d’Histoire de la Pharmacie en 2002 date formellement la commercialisation de la crème anti-âge Tho-Rhadia du premier trimestre 1933 (réclame radiophonique, page 78). Et il y a peu de chance que Grace ait pu contempler, dans les rues d’Orange, une affiche de publicité française pour la marque de laine Oradium datant de la fin des années 1950.
Deux broutilles en fait, tant cet album brille par son inventivité graphique et dégage une formidable joie de vivre, malgré son douloureux épilogue. Graphiste de formation, Cy fait le pari d’un récit aux crayons de couleurs à la palette réduite, dans laquelle le vert et le violet dominent. Comme esquissées, les héroïnes évoluent avec une merveilleuse légèreté quand on sait leur destin. C’est aussi la force de l’artiste de s’être appropriée une histoire aux contours très marqués pour redonner vie, dans son propre style, à ces jeunes femmes attachantes. Au fil des pages, leurs blagues, leurs éclats de rires, leurs disputes parfois virulentes sur les raisons de état, leur insouciance (ont-elles conscience de leur « monstruosité » en regardant Frankenstein ou en s’étonnant qu’une femme manchote puisse prendre un bain de mer, page 66 ?), leur colère ou leur abattement, enfin, toucheront un large public. Pleine d’empathie pour la pugnace Grace, Cy en fait sa porte-parole pour évoquer un thème qui lui tient à cœur : la cause des femmes (liberté de leurs mœurs – port du bikini page 63 ou réputation page 75, droit de vote, page 70, violences conjugales, page 107, inégalités socio-économiques entre main d’œuvre féminine et ingénieurs masculins, page 52).
Si le discours militant transparaît, rien ne pèse et le choix du gag final donne le ton. Cette bande de collègues devenues des copines puis des amies avaient la vie devant elles. Pour avoir rêvé d’émancipation à la force de leur travail, elles ont récolté la mort par empoisonnement. À peine refermé, cet album grave et léger jusque dans sa couverture astucieuse nous fait regretter de n’avoir pu rencontrer ces créatures bien plus lumineuses qu’ectoplasmiques.
* : pour avoir un aperçu des produits à base de radium, on pourra consulter le dossier mis en ligne par une association française clairement anti-
nucléaire ou cet autre qui fait l’inventaire des
produits de consommation courante contenant du radium disponibles dans les années 1930. Un dernier dossier très complet contextualise ce recours confiant au radium dans une perspective historique et scientifique plus large.
** : Ce physicien met au point en 1915 une peinture phosphorescente à base de sulfure de zinc augmentée d’une infime quantité de radium. Avec un associé, il crée une fabrique de montres et réveils lumineux, la Radium Luminous Materials Corporation, qui devient l’USRC quelques années plus tard. Il décède en novembre 1928 d’une anémie consécutive à son exposition au radium.
*** : En toute fin de l’album, elle cite comme source principale de son travail la récente biographie en anglais de Kate Moore, The Radium Girls : The Dark Story of America’s Shining Women, éditions Simon and
Schuster, juin 2016, qui a bénéficié d’un site Internet pour sa promotion. Deux émissions diffusées récemment sur France Culture font aussi le point
(ICI, et ICI). Citons aussi des pièces de théâtre, des poèmes d’Eleanor Swanson et de Lavinia Greenlaw, un thriller de Jean-Marc Cosset, par ailleurs médecin, paru en 2013, une pièce de théâtre bientôt adapté en roman d’Anne-Sophie Nédélec, à paraître en novembre 2020.
**** : Dernière affaire de ce genre en date mise en lumière par le cinéma, les pratiques toxiques de l’entreprise chimique DuPont en Virginie Occidentale dénoncées par le film Dark Waters, réalisé par Todd
Haynes en 2019. Il raconte l’histoire vraie de l’avocat Robert Bilott qui a osé affronter ce géant de la pétrochimie et qui poursuit inlassablement son combat au nom des habitants empoisonnés pendant des années par les rejets délibérés de matières hautement toxiques dans l’environnement.
***** : consultable ICI.
Radium girls. Cy (scénario, dessin et couleurs). Glénat. 136 pages. 22 euros.
Les 10 premières planches :