Des bulles au Pays des neiges – Le Tibet dans les BD francophones (1958-2021) 2/4 Explorateurs et voyageurs
Après avoir passé en revue les albums de bande dessinée qui traite du sujet du Tibet dans la première partie de ce dossier, intéressons-nous maintenant aux thématiques abordées. Pour commencer, attardons-nous sur les explorateurs et les voyageurs, les premiers étrangers à pénétrer le territoire aux frontières très hermétiques du Pays des neiges. Tintin et Jonathan y occupent une place de choix.
Le haut plateau tibétain est en quelque sorte un « bout du monde ». Y parvenir prenait de la peine et du temps. Au Sud et à l’Ouest, il fallait franchir les cols de l’Himalaya ou du Karakorum. Au Nord et à l’Est, il était nécessaire d’affronter déserts et steppes brulantes ou glacées. Les itinéraires de la route de la soie passaient plus au Nord. Après avoir constitué un empire des steppes au début du Moyen Age, le Tibet s’est replié sur lui-même face au développement du pouvoir mongol au XIIIe siècle. C’est à ce moment-là que se met en place le pouvoir des moines bouddhistes, qui accentuent le repliement. Et donc, jusqu’à une date relativement récente, c’est grâce à des voyageurs et explorateurs divers que nous connaissons le Tibet et cette particularité se retrouve dans les bandes dessinées.
Si cette caractéristique est évidente pour Alexandra David-Néel (voir première partie du dossier), c’est moins patent pour Tintin ou Jonathan. Néanmoins, on peut considérer le reporter du Petit vingtième, comme un explorateur mu par le désir de retrouver son ami Tchang. D’ailleurs, c’est à cette motivation que fait allusion la première question que lui pose à la p.48 le rinpoché « Grand Précieux » de la gompa (« monastère ») de Khor-Biyong. N’existe-t-il pas un effet miroir avec la p.35 du tome 1 du Bouddha d’Azur, où le guéshé « grand lama théologien » de Chöd gompa questionne Gifford lors de son arrivée ? Et en forçant le trait, on pourrait même dire que Tintin autant que Gifford ont été amenés aux gompas par, ou à cause, du Yéti.
La motivation du héros amnésique de Souviens-toi Jonathan pour (re)venir au Tibet est différente. Il s’agit pour lui de recouvrer la mémoire et il est convaincu que ça se fera au Pays des neiges. Tout au long de ce premier album de la série, fragment par fragment, il rassemble les pièces éparses de ses souvenirs et finit par réaliser quelle est la cause tragique de son amnésie : la mort de Saïcha, sa compagne tibétaine. En fin d’album, il décide de rester dans l’Himalaya, y devenant en quelque sorte un voyageur permanent.
Dans Le Lama blanc (p.21), nous voyons apparaître un jeune couple de voyageurs anglais au parcours original (voir ci dessous). Se pourrait-il que Jodorowski se soit inspiré de l’aventure de Tchékof Minosa et Brigitte de Saint-Preux, qui ont vécu une expérience similaire à la fin des années 1960 ? Ils se sont mariés dans différents pays au cours d’un voyage et l’ont raconté dans leur livre Les mariés du bout du monde.
Autre catégorie de voyageurs et explorateurs occidentaux : les missionnaires et les chercheurs scientifiques. Dès le XVIIe siècle, des Jésuites portugais ont pénétré au Tibet pour l’évangéliser. Dans l’album Kate (de la série Jonathan, p.14), l’héroïne fait allusion à une de ces expéditions de religieux occidentaux du XIXe siècle, dont l’un des membres a disparu.
Dans le tome 1 du Lama blanc (p.16), un personnage du nom de Père William arrive en compagnie du jeune couple dont nous avons parlé plus haut, dans le village tibétain où se situe l’action. C’est un missionnaire anglais qui prétend avoir « voyagé jusqu’au Tibet pour étudier votre religion ». Il est violemment rejeté par les villageois. Et il réapparaît aux p.34-36 avec une troupe de soldats britanniques pour imposer aux Tibétains la religion chrétienne à la pointe des fusils. Il est avéré qu’en 1904, une expédition militaire britannique s’empare de Lhassa et d’une partie du Tibet. Et donc, là comme dans les autres pays colonisés, missionnaires et militaires travaillent de concert à conquérir territoires et consciences. Ce fait historique est mentionné à la troisième page du cahier documentaire du roman graphique Jade.
Dans l’album L’ombre du temps (p.4, réédité sous le titre Le manuscrit interdit), Egon Bauer, citoyen américain et professeur d’Anthropologie à l’Université de Los Angeles, effectue des recherches et fait une découverte sensationnelle au moment où l’armée chinoise envahit le monastère où il se trouve et qu’il manque de mourir dans l’incendie de la gompa. Une petite invraisemblance ici : jamais des moines tibétains n’admettraient qu’on laisse trainer par terre ces feuillets et rouleaux xylographiés, car, pour les bouddhistes, ce sont des textes sacrés.
Faut-il ranger dans cette catégorie des explorateurs et voyageurs, le jeune Britannique Tom Harry, héros du roman graphique Jade ? D’un coté, on peut répondre par l’affirmative, puisqu’il recherche au Tibet la même chose que son père qui « s’est enfoncé dans les montagnes de l’Himalaya et n’est jamais revenu » (p.38), en laissant à son fils les illusions des occidentaux du milieu du XXe siècle. Mais par ailleurs, dans le récit lui-même ou dans le cahier documentaire qui suit, l’opus d’Ulysse Malassagne montre bien les ressorts conscients et inconscients de la quête de Tom Harry, totalement fantasmatiques par rapport à la culture et la spiritualité tibétaines étroitement imbriquées.
Exploration du début du XXIe siècle, que cette randonnée de deux danois en tandem sur le plateau tibétain dans Rêves sur le toit du monde ? La conséquence de leur périple, la création d’une équipe nationale tibétaine de football est révélatrice d’un monde globalisé, qui depuis quelques décennies vibre des mêmes passions de masse.
Finalement, en regard des motivations de ces voyageurs et explorateurs, quelles populations, quelle société vont trouver les occidentaux au Pays des neiges ? C’est l’objet de la troisième partie de ce dossier (A venir).