Des graines sous la neige : portrait de Nathalie Lemel, Communarde et bien plus encore
La figure iconique de Louise Michel domine tant le panthéon de la Commune qu’il est parfois utile d’évoquer ses compagnons de barricades. Les éditions Locus Solus ont donné carte blanche à Roland Michon et Laëtitia Rouxel pour ressusciter une autre héroïne du printemps 1871, Nathalie Lemel, égérie de la République démocratique et sociale. En parcourant Des graines sous la neige, biographie dessinée de cette Bretonne du peuple se battant pour le peuple, le lecteur découvrira sa contribution au corpus idéologique et à l’œuvre de la Commune, étape décisive dans la quête des droits sociaux et l’affirmation de la cause féministe. Il s’inclinera aussi devant l’opiniâtreté et le courage de cette grande dame trop peu connue.
Pour conter la vie étonnante de son héroïne, Roland Michon a retrouvé la trace d’un film* sorti en 1914, intitulé sobrement « la Commune ». Une brève apparition de Nathalie Lemel dans la dernière séquence lui a permis d’imaginer la trame de son scénario : des rencontres entre l’une des rares protagonistes de la Commune encore en vie à l’aube de la Première Guerre mondiale et le metteur en scène, le cinéaste espagnol Armand Guerra. La vieille dame mise en confiance déroule ainsi le film de sa vie, déjà bien remplie quand elle monte sur les barricades en mai 1871.
De son enfance brestoise, Nathalie née Duval attrape le démon de la lecture et une certaine attirance pour la liberté. Dans le café de ses parents, où elle aide au service, elle fait aussi l’apprentissage de la misère et des premières revendications ouvrières dans les arsenaux. Son mariage en août 1845 avec l’ouvrier relieur Adolphe Lemel lui vaut de changer de nom. Mais le dégoût de l’injustice sociale finit de s’ancrer en elle. Le naufrage de la République née de la Révolution de février 1848 décuple son ardeur à promouvoir la dignité humaine dans et par le travail, ce qui passe évidemment par la défense des droits des travailleurs et des travailleuses. Rappelons qu’avant la loi Ollivier de 1864 (qui abroge le délit de coalition et ouvre de fait la voie au droit de grève), cette incitation au rapport de force avec son patron est un exercice hautement périlleux, de même que l’opposition politique à Napoléon III.
L’arrivée à Paris en 1861 marque le début de la seconde vie de Nathalie. Une vie de labeur éreintant, de précarité aussi. Les journées interminables, les salaires à peine suffisants pour vivre en logeant dans des taudis, les camarades contraintes à la prostitution occasionnelle pour joindre les deux bouts… Mais Paris est aussi le lieu des rencontres stimulantes avec les grandes figures du féminisme naissant (Julie-Victoire Daubié, première bachelière), des artistes précurseurs (Courbet) ou des militants socialistes libertaires, comme Eugène Varlin. Subjuguée et galvanisée par l’aura et la détermination de ce précurseur du syndicalisme, Nathalie Lemel est de toutes les grèves pour faire progresser concrètement la condition ouvrière, et particulièrement celle des femmes. En 1868, elle est à l’initiative d’une coopérative (« la Marmite ») procurant des repas sains et bon marché aux ouvriers parisiens.
Puis survient la Commune. Michon et Rouxel l’évoquent utilement et subtilement, de sa proclamation le 28 mars 1871 à son écrasement le 28 mai. Ils réussissent surtout à montrer comment l’action de Nathalie Lemel et de ses camarades s’y insère tout naturellement. L’implication des femmes dans ce moment révolutionnaire, exprimée par le Manifeste de l’Union des Femmes pour la Défense de Paris du 6 mai 1871, se fait dans la continuité quant aux aspirations sociales et pointe même à l’avant-garde quant au rapport de force entre les sexes : égalité homme-femme dans le travail, création de crèches, scolarité gratuite, laïque et obligatoire, suppression des maisons closes. On sait le dénouement de cet épisode de plein exercice de la citoyenneté, conclu par l’atroce Semaine Sanglante et la fusillade au Mur des Fédérés. Pour Nathalie Lemel, c’est une amère désillusion. Stoïque, elle assume sa foi dans un idéal de justice et de progrès social face au conseil de guerre, qui la condamne à la déportation à vie dans une enceinte fortifiée au bout du monde.
Dans la dernière partie de leur album, où la couleur éclate enfin, Michon et Rouxel nous invitent au voyage. C’est en effet en Nouvelle-Calédonie que de nombreux Communards (ou Communeux comme ils aimaient à s’appeler entre eux) sont exilés. C’est le temps du rapprochement entre Nathalie et Louise Michel. Ces deux indomptables se lient d’amitié sur le navire durant les cinq mois de traversée jusqu’à Nouméa. Là-bas, à peine débarquées, leur première parole est pour refuser un traitement inégalitaire. Dans le camp de Numbo, Nathalie, Louise, mais aussi le polémiste Henri Rochefort réapprennent à vivre, mais continuent de rêver à un monde meilleur. Renoncer n’est décidément pas inscrit dans leurs gènes.
L’intérêt du 9e art pour la Commune de Paris ne s’est guère démenti depuis Le Cri du Peuple**. Les éditions bretonnes Locus Solus donnent un coup de projecteur sur une grande dame mal connue de cette période de l’histoire nationale, trop souvent réduite à une poussée de fièvre rouge aux relents montagnards. À travers l’action et l’œuvre de Nathalie Lemel, minutieusement décrites dans Des graines sous la neige, le lecteur mesurera la dette que nos sociétés ont contractée auprès de ces hérauts de la lutte pour l’égalité des droits et la dignité humaine dans le travail. En ces temps de recomposition du paysage politique français, il n’est pas superflu de se rappeler l’importance du peuple – qui n’est pas la populace – et sa prééminence dans une démocratie sociale.
* Film muet d’une petite vingtaine de minutes, restauré par la cinémathèque en 1995, il se regarde comme une curiosité. Nathalie Lemel y fait une apparition dans la dernière séquence, elle est alors âgée de 88 ans.
** Le Cri du peuple est d’abord un roman de Jean Vautrin, paru en 1998 puis adapté par Jacques Tardi en 4 tomes entre 2001 et 2004 aux éditions Casterman. Plus récemment, Jean-Pierre Pécau et Benoît Dellac ont publié, dans la série L’Homme de l’année, 1871, aux éditions Delcourt (2014). Lupano est enfin le scénariste d’un triptyque intitulé Communardes, dans lequel il imagine trois destins de femmes pendant ce printemps 1871 (tome 1, Les Éléphants rouges, dessins de Mazel ; tome 2, L’Aristocrate fantôme, dessins de Jean et tome 3, Nous ne dirons rien de leurs femelles…, dessins de Fourquemin, tous parus aux éditions Vent d’Ouest en 2015).
Des Graines sous la neige. Roland Michon (scénario). Laetitia Rouxel (dessin). Locus Solus. 144 Pages. 20 €
Les 5 premières planches :
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