Dostoïevski, Le Soleil noir, portrait d’un écrivain tourmenté dans la Russie tsariste.
Au-delà d’être un monument de la littérature du XIXe siècle, qui était Fiodor Dostoïevski ? À travers cette biographie intitulée Dostoïevski, Le Soleil noir, Chantal Van Den Heuvel et Henrik Rehr – déjà auteur d’une biographie des époux Tolstoï (Futuropolis, 2020) – resituent l’auteur de Crime et Châtiment dans son époque pour cerner sa psyché.
Dès la couverture, l’album donne le ton : Dostoïevski, couché, se tord de douleur, assailli par des créatures imaginaires. L’image fait à la fois référence aux crises d’épilepsie dont souffrait l’écrivain et à ses démons intérieurs, que cette biographie peint avec une certaine justesse, malgré la difficulté de l’exercice. L’incipit débute sur un moment de bascule dans la vie de l’écrivain. En 1849, le jeune Dostoïevski fréquente à Saint-Pétersbourg le Cercle de Petrachevski, groupe d’intellectuels progressistes et proches des idées socialistes. Placés sous étroite surveillance, les membres du groupe sont arrêté sur ordre de Nicolas Ier (1825-1855) dont la pratique autocratique du pouvoir, marquée par l’insurrection militaire des Décembristes * au moment de son arrivée sur le trône, ne tolère aucune forme de contestation. À l’issue d’un procès pour conjuration, 21 membres du groupe, dont Dostoïevski, sont condamnés à être fusillés.
Les infortunés sont envoyés sur le lieu de leur exécution. Suivant un procédé scénaristique classique, les auteurs représentent l’écrivain qui, attaché au poteau d’exécution, voit défiler les épisodes de sa jeunesse et de ses années à Saint-Pétersbourg. Dans une chorégraphie bien huilée, les soldats sont interrompus avant de faire feu par un officier venant les avertir que la peine de mort est commuée en une déportation en Sibérie. Ce simulacre d’exécution, suivie de l’expérience du bagne relatée dans Souvenirs de la maison des morts, marquent profondément l’écrivain et nourrissent son œuvre.
Avant le bagne, Fiodor Dostoïevski connaît une jeunesse contrariée. Son père, Mikhaïl, est médecin militaire à l’hôpital des Indigents de Moscou, et a été anobli à cet égard. Le médecin fait l’acquisition de deux villages et, à une époque où le servage a encore cours, des hommes qui sont attachées à ces terres. L’album s’attarde sur le gouffre social de la Russie des années 1830 : le jeune Fiodor échange ainsi avec le fils d’un serf qui lui explique que le père du jeune noble a frappé le sien et l’a menacé du knout « pour une histoire de labours mal tracés » (p.10-12). Il faut dire que Mikhaïl est un homme colérique, violent et alcoolique, des traits qui s’aggravent après la mort précoce de son épouse Maria, la mère de l’écrivain. Le récit dépeint la relation orageuse entre le père et son fils après l’envoi de Fiodor à l’école militaire, une formation qu’il ne goûte guère, puis à l’école des ingénieurs militaires de Saint-Pétersbourg.
En décalage avec ses camarades de promotion dont il ne partage ni la fortune, ni la volonté de faire carrière dans les armes, le jeune Dostoïevski connaît des problèmes d’argent. La question financière constitue un problème récurrent dans la vie de Dostoïevski – qui nourrit plus tard une addiction au jeu que les auteurs mettent très bien en scène – et une source permanente de conflit avec son père. Le récit s’attache d’ailleurs (p.20) à décrire les pulsions de meurtre du jeune homme, que Freud a exploré dans son texte Dostoïevski et le parricide. L’album montre également le sentiment de culpabilité que nourrit Dostoïevski après la mort subite de son père, décès qui est entouré d’un certain mystère dont les auteurs se font l’écho. Le jeune Fiodor apprend ainsi, par la voix d’une vieille paysanne spectrale, que son père aurait été assassiné par ses propres serfs, et que ce meurtre aurait été maquillé. Cette hypothèse relayée par des écrits familiaux est contestée, mais elle donne une idée assez nette de l’atmosphère lugubre qui entoure Dostoïevski.
Émancipé de la tutelle paternelle, le jeune Dostoïevski se consacre à l’écriture et fait une entrée assez remarquée dans les cercles littéraires et mondains de Saint-Pétersbourg après la publication des Pauvres gens (1844), à une époque où la littérature russe s’avère particulièrement vivace, en dépit de la censure. D’un caractère irascible et peu au fait des mondanités, Dostoïevski n’est guère apprécié par la grande bourgeoisie pétersbourgeoise, ce qui contribue à son isolement et à son ressentiment. Finalement, c’est l’expérience du bagne qui place Dostoïevski au plus près des différentes facettes de ses contemporains, de la cruauté la plus extrême (p.48-49) à la solidarité désintéressée, incarnée dans l’album par l’aumône faite aux prisonniers par les paysans (p.53-54).
C’est de cette expérience que Dostoïevski tirerait sa connaissance du « peuple russe ». L’album fait dire à l’écrivain que « la majorité des détenus était des criminels, meurtriers, brigands ou simples filous. Pourtant, j’ai trouvé de l’or sous la rude écorce » (p.51). L’appartenance à la noblesse vaut à Dostoïevski certains égards de la part de ses geôliers – la hiérarchie sociale, encore –, ce qui lui épargne les plus mauvais traitements. Après quatre ans de bagne, Dostoïevski est envoyé comme soldat dans un régiment situé au nord de l’actuel Kazakhstan, manière pour le pouvoir de prolonger son exil. Là, l’écrivain finit par obtenir sa réhabilitation.
Le récit s’arrête dans sa seconde partie sur les tourments amoureux de l’écrivain, où se manifeste son caractère excessif et son égoïsme. Au Kazakhstan, il fait une cour assidue à une femme mariée, Maria Dmitrievna, que Dostoïevski épouse finalement après le décès de son premier époux. Le couple retourne à Saint-Pétersbourg mais se déchire dès lors que l’écrivain privilégie sa vie sociale et sa carrière littéraire, qui décolle enfin. Dostoïevski voyage en Europe sans son épouse : là-bas, il s’adonne au jeu et découvre la révolution industrielle qui transforme – ou plutôt défigure aux yeux de l’écrivain – le continent et les relations de travail. Après le décès précoce de son épouse, il se marie avec la sténographe qu’il a engagée, Anna Grigorievna, avec qui il a une relation beaucoup plus apaisée, notamment parce qu’elle gère la trésorerie du ménage et veille de près à ses intérêts.
La publication de Crimes et châtiments et de L’Idiot, dans des circonstances que l’album contextualise de façon éclairante – entre dettes, voyages et idylle amoureuse – font accéder Dostoïevski à la reconnaissance littéraire. L’écrivain développe dès lors sa pensée dans des cercles littéraires et politiques qui s’ouvrent à lui, jusqu’à rencontrer le tsar après la publication de son chef d’œuvre, Les Frères Karamazov. Les auteurs parviennent dans cette partie à synthétiser de façon assez claire les conceptions philosophiques de Dostoïevski, en recourant notamment à des allégories graphiques (p.119-120). Les mutations politiques de la Russie d’Alexandre II (1855-1881) sont moins abordées – l’abolition du servage n’est que rapidement évoquée, par exemple – probablement pour éviter les lourdeurs d’un propos trop didactique. La fin de l’album insiste davantage sur la renommée acquise par l’écrivain et l’apaisement qu’il trouve enfin à la fin de sa vie.
Le dessin réaliste d’Henrik Rehr propose une reconstitution graphique précise de la Russie du XIXe siècle, fruit d’une vraie recherche documentaire. Des ruelles de Saint-Pétersbourg aux campagnes profondes en passant par l’enfer sibérien, l’album fait voyager son lecteur dans le plus vaste pays du monde. Si la présence de nombreux dialogues rend la lecture assez dense, le découpage, dynamique, offre des moments de respiration bienvenus. Le lecteur ressort finalement de cette biographie avec l’envie de se (re)plonger dans les romans de Dostoïevski, après avoir saisi les clés de lecture d’une œuvre qui garde toute son actualité.
* : Les Décembristes sont des militaires insurgés qui effectuent une tentative de coup d’État le 14 décembre 1825, au moment de l’arrivée au pouvoir du nouveau tsar Nicolas Ier. L’échec de cette initiative s’accompagne d’une forte répression.
Dostoïevski. Le soleil noir. Chantal Van Den Heuvel (scénario), Henrik Rehr (dessin). Futuropolis, 136 pages, 21 euros.
Les dix premières planches :