Avec Les Noces de sang, Dali sabote la guerre d’Espagne pour venger Garcia Lorca.
Tout part d’une date fatidique : le 19 aout 1936. Ce matin-là, un mois et deux jours après le début de la Guerre civile espagnole, Frederico Garcia Lorca, le grand poète espagnol, est assassiné près de Grenade par des franquistes. Dans l’album de Duval, Pécau et Arlem, qui constitue le n°46 de la série Jour J, sous titré Les Noces de sang 1/2, cette date constitue le « point de divergence » à partir duquel cette uchronie se sépare de l’Histoire. En effet, le peintre catalan Salvator Dali est l’ami du poète assassiné et il ne va avoir de cesse de le venger en empêchant avec succès le déroulement de l’entreprise guerrière de Franco. Ce diptyque est donc la description d’un complot monté par Dali, entrainant de profonds remous internationaux.
Les Noces de sang (Bodas de sangre) est aussi le titre d’une pièce de théâtre écrite par Lorca en 1931 et créée en 1933. Les trois dernières cases de la page 3 de l’album montrent d’ailleurs un des assassins de Lorca crachant sur ce livre et le jetant dans la fosse commune, où reposera ensuite le poète. Dès la page 6, Dali apprend à Londres l’assassinat de son ami et jure de le venger.
Pour ce faire, le peintre se rend en France, puis au Portugal, où, par l’intermédiaire de ses amis surréalistes, il noue les fils de sa conjuration internationale. Ses manœuvres poussent les franquistes à torpiller un navire français en croyant qu’il transporte des armes, des munitions et des combattants pour les républicains.
Cet acte de guerre amène le gouvernement de Front populaire de Léon Blum à intervenir en Espagne, sous la pression de l’opinion publique française unanime de la gauche à la droite. Cette action militaire terrestre, maritime et aérienne de la France bloque les troupes de l’Armée d’Afrique de Franco, qui est ainsi en grand danger. Ce faisant, cette situation exacerbe les divisions meurtrières entre les républicains. Il sera intéressant de voir comment, dans le tome 2, les auteurs vont se tirer de cet imbroglio.
Il est à regretter dans cet opus, des erreurs de détails, dirions-nous « iconographiques ». Les uniformes des militaires français dans le bureau de Léon Blum page 54 sont totalement fantaisistes, on dirait des officiers sud américains. Il en va de même pour la case 3 dans la page 55, où les soldats font penser à des Anglais de la fin de la Première Guerre mondiale, alors que la légende ne parle que de franquistes. Quant aux marques de larges bandes violettes de l’avion franquiste abattu par la chasse française page 55, leur couleur évoque plutôt la bande inférieure du drapeau républicain espagnol.
À ce propos, dans la dernière case de la page 53, le drapeau se trouvant dans la foule qui manifeste devant l’Assemblée nationale à Paris est celui des franquistes et non des républicains, qui y aurait sa place.
On se demande aussi pourquoi un portrait de Bismarck orne page 52 le bureau de Léon Blum : y aurait-il confusion entre les moustaches de Bismarck et celle de Clemenceau ?
En revanche, les traits des différents personnages historiques sont vraiment bien rendus comme par exemple ceux peu connus du grand public de Marceau Pivert, chef de la tendance « gauche révolutionnaire » de la SFIO et collaborateur de Blum à Matignon.
On retrouve aussi le personnage de Tina Modotti, la photographe italienne communiste qui a fait l’objet d’un biopic en bande dessinée d’Angel de la Calle (Vertige graphic, 2011)*.
Quant aux amis artistes et autres relations qui forment le réseau des surréalistes, ils font partie des personnages secondaires tout au long du récit.
Et par-dessus tout, c’est un vrai régal de suivre le principal personnage, Salvator Dali (1904-1989), avec ses délires et ses provocations. À partir de la page 41, Dali disparaît du récit comme s’il avait terminé son rôle et que les évènements s’enchaînaient par la force de son impulsion. C’est là où on peut s’interroger sur la vraisemblance du personnage du peintre dans cette BD, quand on sait qu’il n’a eu aucun engagement politique et qu’il a fui loin de l’Espagne durant la Guerre civile, vivant sans problème en Italie fasciste, puis passant le plus gros de la Seconde Guerre mondiale à New York.
De plus, à bien y regarder, il manque un élément historique important à cet opus, c’est la force des idéologies communistes et anticommunistes, notions qui mouvaient les foules et les Etats dans l’Entre-deux-guerres et qui ont disparu de notre univers actuel. Depuis les émeutes des ligues d’Extrême Droite du 6 février 1934, c’est une ligne de fracture qui divise profondément la société française et qui rend fort peu vraisemblable l’unanimité de l’opinion publique française, telle qu’elle est décrite dans la BD à partir de la page 50. Corollairement, il est patent que durant tout l’Entre-deux-guerres et encore plus durant la Guerre civile espagnole, les gouvernements français successifs se sont abrités en matière de politique extérieure derrière l’attitude anticommuniste de l’Angleterre, ce qui en 1936 a abouti à la politique de non intervention. On sait qu’il y avait à Londres un puissant lobby pro allemand qui œuvrait pour ne pas mettre la Grande Bretagne en opposition avec le Reich hitlérien. Quant au recul d’Hitler signalé à la page 55, il semble tout aussi impossible : il n’aurait jamais abandonné cette chance d’expérimenter son matériel et ses combattants, car en 1936, il avait déjà les outils de sa politique et ne craignait plus les démocraties.
Bref, même sous le couvert de l’uchronie, on hésite à adhérer à la vraisemblance du scenario proposé tant du fait même de la qualité du personnage principal que de la trop petite crédibilité du mécanisme évènementiel.
Il nous reste à deviner comment, dans le second album de ce diptyque uchronique, la situation de l’Espagne (et donc de l’Europe) va évoluer en cette fin d’année 1936 et surtout, quel rôle va y jouer cet improbable Dali ?
* : voir article sur les photographes de la Guerre d’Espagne
Les Noces de sang – 1/2 – Jour J T46. Fred Duval & Jean-Pierre Pécaud (scénario). Renato Arlem (dessin). Thiago Rocha (couleurs). Delcourt. 56 pages. 14,95 euros.
Les cinq premières planches :