Dulcie, ou comment une Sud-Africaine anti-apartheid est assassinée en plein Paris en 1988
Après Cher pays de notre enfance et Le choix du chômage, Benoit Collombat livre, chez Futuropolis, sa troisième enquête en bande dessinée au croisement de la politique et des affaires avec le récit de l’assassinat à Paris en 1988, de Dulcie September, importante responsable anti-apartheid.
L’apartheid
Ce mot d’origine afrikaans (la langue des colons européens installés en Afrique du Sud) désigne une organisation sociale et politique qui a pour principe une « politique de développement séparé » fondée sur des critères raciaux. Dans les faits, « développement séparé » a conduit à un accaparement des richesses par les Blancs sud-africains au détriment des Noirs, des Indiens ou des métis. Considérés comme des sous-citoyens, ils n’ont pas accès aux mêmes droits que les Blancs. Sous-éduquées, cantonnées aux emplois les moins rémunérateurs, les populations noires s’enfoncent alors dans la misère. La répression politique féroce bâillonne les opposants. Les premiers signes importants d’opposition au régime commencent au début des années 1950. La séparation entre communautés se fait de plus en plus stricte et l’ANC (African National Congress) trouve une audience élargie. Créé en 1912, c’est le principal parti d’opposition en Afrique du Sud. En 1955, le congrès du parti vote la Charte de liberté dont l’objectif est l’assurance de droits égaux pour tous et la mise en place d’un état démocratique non racial en Afrique du Sud. L’ANC est déclaré hors la loi, interdit en 1960 puis rétabli en 1990.
La Charte de la liberté est reconnue par l’Assemblée des Nations Unies. Plusieurs pays d’Europe reconnaissent l’organisation qui peut y ouvrir un bureau et envoyer des représentants dont le but est de mettre sur pied une intense activité diplomatique et la levée de fonds indispensables pour assurer la survie du parti. Une grande partie du temps et de l’énergie de ces militants consiste à informer, média et dirigeants politiques, de la situation en Afrique du Sud pour dénoncer l’ignominie du régime et vérifier autant que possible que les mesures d’embargo destinées à faire pression sur les dirigeants sont bien appliquées. Jusqu’à l’arrivé de François Mitterrand au pouvoir en 1981, l’ANC est considérée en France comme un groupe terroriste.
Dulcie September
C’est dans ce contexte que Dulcie September arrive à Paris pour prendre la tête du bureau de l’organisation, fin 1983. Classée comme métisse par les règles sud-africaines, elle travaille comme enseignante mais les injustices la révoltent. Elle milite activement contre l‘apartheid ce qui la conduit en prison pour cinq ans. Libérée en 1969 mais assignée à résidence, elle ne peut reprendre son travail. Dulcie décide de quitter son pays en 1973 avec un visa de sortie permanent qui lui interdit de revenir. Elle sait que l’exil sera définitif tant que le régime restera en place.
Arrivée à Londres, elle rencontre des membres de l’ANC et du parti communiste, s’engage dans la Ligue des femmes du parti. Personnalité intransigeante, elle se consacre corps et âme à son combat. En France, elle montre sa persévérance en militant pour que le pays applique sans restrictions les sanctions économiques et l’embargo sur les ventes d’armes et de matériels sensibles comme des satellites de surveillance.
Dans ce contexte, elle est assassinée le 29 mars 1988 au moment où elle rentre dans son bureau.
Les hypothèses
Benoit Colombat évoque plusieurs hypothèses pour expliquer ce meurtre. Elles ne sont pas exclusives l’une de l’autre et certaines ont pu s’ajouter tant les intérêts, économiques notamment, ont trouvé des points de convergence.
Le régime sud-africain
A l’époque, aucun militant n’est à l’abri des services sud-africains. Beaucoup sont surveillés, souvent avec la complicité de la police locale. Plusieurs attentats et des assassinats ont lieu en Europe contre des représentants de l’ANC.
Les industries d’armement
Il faut avoir à l’esprit que la guerre froide n’est pas encore finie et que l’Afrique du Sud est encerclée par des pays soutenus par l’Union soviétique. Le pays a aussi besoin d’arme pour assurer sa sécurité face à des groupes anti-apartheid qui n’ont que la violence pour se faire entendre. Les militaires utilisent leur aviation pour bombarder leurs voisins quand ils abritent des camps d’entrainement de l’ANC. Or, l’embargo sur les armes est total. Mais Dulcie September découvre que la France, entre autres, continue à vendre des avions, des hélicoptères ou des systèmes satellites via des pays tiers ou sous des prétextes fallacieux. Des satellites espions servent aussi à surveiller les récoltes… Elle découvre aussi que le pouvoir socialiste joue un double jeu en affirmant son soutien à sa cause mais en faisant des affaires avec Prétoria. Les sommes en jeu sont colossales. Dans le sillage des ventes d’armes, on trouve toujours des gens peu recommandables : intermédiaires, barbouzes, mercenaires peu regardant sur les méthodes à utiliser pour faire taire quelqu’un.
Des rivaux dans l’ANC
Difficile à croire mais c’est une hypothèse. A l’époque, beaucoup comprennent que les jours de l’apartheid sont comptés. Ces mêmes personnes voit bien qu’il faut préparer l’avenir et qu’une personne aussi intègre que Dulcie ne fera jamais de compromis. Elle en devient gênante… Plusieurs dirigeant de l’ANC feront face à de graves accusations de corruption dans les années 1990.
L’enquête
Très clairement, l’enquête sur cet assassinat n’est pas allée très loin. L’Afrique du Sud est un partenaire commercial important qu’il faut finalement ménager. Il faut lire les déclarations des hommes de la droite française pour comprendre que le sort des noirs importe moins que celui des billets. Dans ce travail gigantesque, Benoit Colombat a retrouvé des témoins, des amis de Dulcie September, des militants qui l’ont côtoyée. Beaucoup n’ont jamais été entendus et pourtant ils ont des choses à dire comme par exemple qu’elle se sentait menacée et qu’elle avait demandé une protection qu’elle n’a jamais eu…
L’assassinat de la représentante de l’ANC, principale organisation de lutte contre l’apartheid, reste aujourd’hui inexpliqué. L’enquête de Benoit Collombat remontre plusieurs pistes toutes absolument crédibles. Comme a son habitude, le livre est un mélange de témoignages récents ou d’époque, de documents reproduits en dessin, de dialogue entre lui et des protagonistes de l’affaire et d’analyses qui mettent en perspective ce qui vient d’être dit. Le dispositif bien rodé est efficace et l’album se lit comme un polar.
Dulcie, du Cap à Paris, enquête sur l’assassinat d’une militante anti-apartheid. Benoit Colombat (scénario). Grégory Mardon (dessin). Éditions Futuropolis. 300 pages. 26 euros.
Les 25 premières planches :