Voleur de Feu, livre 2 : et Arthur devint Rimbaud

Ambitieux projet que celui de Damien Cuvillier de consacrer cinq livres à la vie d’Arthur Rimbaud (1854-1891). Après un premier volume évoquant l’enfance d’Arthur, le deuxième couvre les quatorze mois, de juillet 1870 à septembre 1871, qui voient éclore le poète Rimbaud. Retour sur le livre 2 du Voleur de Feu. Une vie d’Arthur Rimbaud, paru aux éditions Futuropolis en septembre 2024.
Le livre 2 du Voleur de Feu s’ouvre sur le regard bleu, déjà sévère, d’un garçon d’encore quinze ans auréolé des prix d’excellence de son collège de Charleville. Il se clôt sur celui, toujours aussi bleu, mais plus déterminé, d’un jeune homme de dix-sept ans qui s’apprête à déclamer Le Bateau ivre devant Paul Verlaine et ses « vilains bonshommes » d’amis, dans un restaurant parisien. En s’arrêtant sur cette longue année qui court de l’été 1870 à l’automne 1871, Damien Cuvillier nous invite à vivre les vagabondages et la révolution poétique du jeune Arthur Rimbaud, dans une période troublée par la guerre franco-prussienne, la Commune de Paris et la difficile naissance de la IIIe République.
Une BD sur Rimbaud très documentée
Les sources sont nombreuses sur cette période, mais elles restent parcellaires et souvent subjectives. L’abondante correspondance de Rimbaud, en particulier l’édition établie par Jean-Jacques Lefrère, chez Fayard en 2007 et les souvenirs de ses contemporains, notamment son ami d’enfance Ernest Delahaye ou son professeur de rhétorique et ami, Georges Izambard, alimentent le récit de Damien Cuvillier qui rappelle en exergue qu’il se fonde « sur les travaux d’historiens et de biographes », mais qu’il n’entend cependant pas écrire « la vie du poète mais une vie d’Arthur ». En couches superposées, il livre ici un récit dont il « assume une totale subjectivité » et qui propose sa vision de la mutation du jeune Arthur en un poète unique.

Le contexte historique en filigrane
La première strate du récit, celle qui reste en arrière-plan, est celle du contexte historique dans lequel se meut Rimbaud. C’est par l’engagement militaire de Frédéric, frère aîné d’Arthur, ou par la perturbation de la circulation des trains vers Paris qu’est évoqué le déclenchement de la guerre franco-prussienne en juillet 1870. Quant à la défaite de Sedan et la chute de Napoléon III début septembre, Rimbaud les vit dans la prison Mazas à Paris où il est détenu pour vagabondage et elles ne sont évoquées qu’au détour d’une conversation avec Georges Izambard quelques jours plus tard. Mais la trame est là, qui nourrit le poète et conditionne ses déplacements.
Damien Cuvillier s’arrête ainsi davantage sur le siège de Paris et les prémices de la Commune. La présence de Rimbaud dans la capitale est attestée entre fin février et début mars 1871 mais on ignore s’il était encore présent à la proclamation de la Commune insurrectionnelle, le 18 mars 1871, et quel fut réellement la nature de l’engagement d’un jeune homme qui n’a alors que seize ans. En une quinzaine de planches magnifiques, majoritairement muettes, l’auteur fait alors déambuler le poète, comme un témoin engagé, dans un Paris de l’effervescence républicaine et des barricades, raconté seulement par l’image. Sans combler par la fiction l’absence de sources sur le rôle du poète dans l’insurrection, le dessinateur cherche à saisir l’expérience de l’évènement par Rimbaud, telle qu’elle a pu apparaître dans Le Mal ou l’Orgie parisienne.
Le parcours de Rimbaud
Sur cette couche historique, Damien Cuvillier pose une deuxième strate du récit, celle du parcours d’Arthur qu’il jalonne de dates, de lieux et de rencontres plus précis. Après un été étouffant dans la maison familiale de Charleville sous la férule de sa mère Vitalie, Rimbaud multiplie les fugues qui le conduisent à Douai, Charleroi ou Paris mais le ramènent inexorablement, parfois entre deux gendarmes, vers « la mère Rimb’ » et sa « ville natale (…) supérieurement idiote entre les petites villes de province » (Lettre à Georges Izambard, 25 août 1870).
Fin août puis à nouveau fin septembre 1870, sans parvenir à rejoindre Paris, la ville des poètes et de l’édition, il échoue à Douai où il séjourne quelques semaines chez les demoiselles Gindre, tantes de Georges Izambard, jeune professeur qui l’accompagne et le soutient dans son désir d’écrire et de publier. Il y fait la rencontre de Paul Demény, ami d’Izambard, poète introduit dans le monde de l’édition, chez qui Rimbaud dépose ses « cahiers de Douai », une liasse de 22 poèmes qu’il espère voir publiés. Demeny semble oublier ces feuillets qui ne refont surface que dix-sept ans plus tard, lorsqu’il les met en vente, permettant l’édition de cinq pièces inédites dont Le Dormeur du Val.
La rencontre avec Charles-Auguste Bretagne
De retour à Charleville, alors que la guerre empêche la réouverture de son collège, il retrouve Charles-Auguste Bretagne, fonctionnaire des douanes dans la petite ville des Ardennes, mais surtout artiste, philosophe et noceur. Souvent moins connu et reconnu qu’Izambard, Damien Cuvillier lui donne une place majeure dans le parcours initiatique et biographique de Rimbaud. Ami, et probablement amant passager de Paul Verlaine qu’il a rencontré en 1868, il fournit Rimbaud en tabac et partage ses soirées dans les estaminets de Charleville en évoquant la poésie et les poètes parnassiens. C’est lui qui, en septembre 1871 – par une lettre jamais retrouvée – recommande le jeune poète à Verlaine qui l’invite à Paris, où il s’installe, avec l’autorisation de sa mère, chez les beaux-parents de Verlaine, pour commencer une autre période de sa vie.
Crédit : Cuvillier / Futuropolis
Mais là encore, ce parcours biographique ne constitue qu’un contexte pour Damien Cuvillier, qui s’attache avant tout à suivre la mue du jeune Arthur en un poète unique. Il privilégie le récit de l’émancipation de Rimbaud – de Charleville et de sa mère d’abord, mais aussi d’Izambard et d’une poésie plus convenue – et de la révolution poétique que définit Rimbaud lui-même dans une « lettre du voyant » qu’il adresse à Paul Demény le 15 mai 1871 :
« Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! (…) Donc le poète est vraiment Voleur de Feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions. Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. »
Donner à voir, autant qu’à lire
Le talent de Damien Cuvillier et l’intérêt majeur de ce livre 2 est justement de nous laisser marcher à côté du « voyant », de voir avec lui. C’est ce que permet le neuvième art et que maîtrise remarquablement l’auteur. Donner à voir, autant qu’à lire. Les nombreuses et majestueuses planches muettes ou simplement éclairées de quelques vers choisis dans l’ensemble de l’œuvre de Rimbaud suggèrent la révolution qui se produit chez le jeune poète. L’auteur ne nous prend pas par la main, il nous laisse vagabonder et observer ce qui nourrit Rimbaud : les paysages, les bouleversements politiques, l’éveil de son homosexualité, ses lectures, ses rencontres…
Damien Cuvellier nous livre certes son point de vue mais, par l’économie de son texte, par la richesse et la beauté de ses dessins, il nous laisse aussi nous forger notre propre conception de ce qui fait Rimbaud. Il nous permet aussi de redécouvrir sa poésie, portée par les tableaux qui nous sont proposés.
Et nous rend anxieux de découvrir le traitement qu’il réserve à la « saison en enfer » qui s’annonce avec l’arrivée de Rimbaud chez Verlaine.
Voleur de Feu, une vie d’Arthur Rimbaud Livre 2. Damien Cuvillier (scénario, dessin, couleurs). Futuropolis. 112 pages. 22 euros.
Les dix premières planches :
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Jérôme Kirion
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Thierry Lemaire







