Et l’île s’embrasa : Porto Rico en feu contre les Etats-Unis au début de la Guerre froide
Et l’Île s’embrasa, album saisissant de John Vasquez Mejias, entièrement réalisé en gravures sur bois, met en scène la révolte méconnue de militants indépendantistes de Porto Rico contre le gouvernement américain. Des soubresauts vite réprimés, un échec symbolique “d’une société [portoricaine] qui n’a jamais rien décidé par elle-même et pour elle-même.”
30 octobre 1950, à l’aube de la Guerre froide et de la guerre de Corée. Les militants nationalistes portoricains, menés par leur leader politique Pedro Albizu Campos (1893-1965), déclenchent une insurrection armée contre les administrations et les militaires américains dans plusieurs villes de l’île, notamment à Jajuya où les insurgés sont menés par Blanca Canales (1906-1996), figure de la cause indépendantiste. La réaction américaine ne se fait pas attendre : le gouverneur de l’île déclenche la loi martiale, l’armée est mobilisée en nombre pour déloger les indépendantistes, le drapeau portoricain est banni, et tout écrit ou discours hostile à la présence américaine est interdit. L’armée américaine reprend le contrôle, et les principaux meneurs indépendantistes, dont Pedro Albizu Campos et Blanca Canales, sont arrêtés. En parallèle, les indépendantistes envoient deux militants, Griselio Torresola et Oscar Collazo, pour assassiner le président Truman afin de mettre leur cause sur le devant de la scène. Truman échappe de peu à l’attentat, qui coûte la vie à Torresola et à un policier en faction dans la Blair House, la résidence présidentielle de Washington.
Tels sont les événements que retrace en une centaine de planches Et l’île s’embrasa, récit auto-édité aux États-Unis qui s’inscrit dans la longue tradition du roman en gravures portée en leur temps par le génial Lynd Ward et Frank Maserel. Professeur d’art à New-York originaire de Porto Rico, John Vasquez Mejías opère avec cet album un geste militant : il s’agit à ses yeux d’entretenir la mémoire de cet épisode majeur mais méconnu – y compris des Portoricains – de l’histoire de l’île, comme il le déclare dans l’entretien avec le journaliste Marius Jouanny intégré à la postface de l’album. Mejías affirme d’ailleurs sans détour dans cette interview son souhait que Porto Rico, qui est actuellement un territoire non-incorporé administré par les États-Unis *, devienne un jour indépendante.
Comme le rappelle l’universitaire Edwin A. Sierra González ** dans la synthèse historique bienvenue rattachée à l’album, « l’histoire de Porto Rico est celle d’une société qui n’a jamais rien décidé par elle-même et pour elle-même ». Baptisée San Juan Bautista par Christophe Colomb, l’île est colonisée par les Espagnols au début du XVIe siècle et son histoire est intimement liée au commerce transatlantique : le peuple Taïnos qui habitait l’île à l’arrivée des Espagnols est réduit en esclavage puis décimé par les maladies, et les colons font arriver des esclaves d’Afrique subsaharienne. L’esclavage n’y est aboli qu’en 1873. En 1897, l’île obtient la promulgation d’une Charte autonome mais l’année suivante, l’île passe sous la domination des États-Unis après la guerre hispano-américaine. Se développe sous la domination espagnole une société créole complexe, qui accepte mal l’occupation des États-Unis. Les Américains imposent l’apprentissage de l’anglais, quand la gouvernance de l’île limite les pouvoirs de décision de ses habitants : le gouverneur de l’île est ainsi désigné par le gouvernement fédéral. En 1917, le Jones Act impose la citoyenneté américaine aux habitants de Porto Rico, dans l’objectif de les enrôler dans l’armée. Se développe dans les années 1920 un parti nationaliste qui défend l’indépendance de l’île, soit par une transition pacifique, soit par la lutte armée. La répression de ce mouvement provoque de fortes tensions sur l’île dont le soulèvement de 1950 constitue l’acmé.
John Vasquez Mejías a mis six ans à réaliser cet album, qui a demandé à l’artiste de maîtriser l’art exigeant de la gravure sur bois. L’artiste justifie ce choix tant pour des raisons esthétiques que politique, la gravure entretenant des liens avec le socialisme depuis le XIXe siècle. Chaque planche est le fruit d’un travail minutieux qui a nécessité de longues heures de travail, d’autant que l’ensemble de l’album – y compris le lettrage ! – est gravé. Dans l’entretien qu’il a accordé à Marius Jouanny, Mejías explique sa technique : « Pour ce livre […] j’ai réalisé chaque gravure à l’endroit, sur un bois noir. Puis j’ai photographié les gravures plutôt que d’en réaliser des impressions. Les pages présentées au lecteur sont donc les morceaux de bois eux-mêmes. C’est important pour moi, car je les considère comme des objets d’art à part entière ».
L’exigence de ce travail est d’autant plus grande qu’une erreur dans la gravure implique nécessairement de recommencer toute la planche, ou d’improviser un correctif. L’approche graphique de Mejías, qui se revendique notamment de l’expressionniste allemand Ernst Kirchner, est donc maximaliste. Le graveur explique qu’il « aime quand le lecteur doit passer du temps sur chaque page pour la comprendre » et qu’il lui soit « impossible de seulement laisser glisser son regard pour saisir tout ce qu’il y a à voir ». Sur ce point, le pari de Mejías est réussi. Chaque planche de Et l’île s’embrasa se décortique et nécessite l’attention du lecteur.
Les gravures de Mejías donnent naissance à des formes géométriques qui ressortent grâce à l’utilisation d’un noir et blanc profond. Avec cette technique, les personnages semblent se fondre dans les décors, qui sont souvent très détaillés. Les planches sont chargées de détails, avec une mention particulière pour les très beaux paysages de l’île. Les récitatifs s’insèrent et participent pleinement au dessin. Les scènes d’action apparaissent confuses au premier regard, avec une variété de points de vue et un mélange entre textes et dessins, mais prennent leur sens après une exploration attentive des cases. Mejías insère des références graphiques, comme le célèbre Tres de Mayo de Goya, et historiques, lorsque Michael Collins – leader indépendantiste irlandais – et Gandhi visitent Griselio dans son sommeil, pour lui donner le courage de mener à bien sa mission d’assassiner Truman. Le récit prend ainsi, à certains moment, une tournure poétique, comme lorsque l’auteur insère un « interlude » avec un enfant qui cueille une mangue.
Le travail de mémoire de l’album passe par la mise en évidence de figures de l’indépendantisme, à commencer par Pedro Albizu Campos. Homme noir issu d’une famille pauvre de l’île, celui-ci obtient une bourse qui lui permet de ressortir avec un diplôme en droit de l’université d’Harvard. De retour à Porto Rico, il devient un leader nationaliste. Mejías représente ainsi un meeting d’Albizu Campos lors duquel il souligne l’illégitimité du gouvernement américain de Porto Rico et dénonce l’enrôlement de Portoricains pour la guerre de Corée (1950-1953) et le test sur l’île d’armes nucléaires et chimiques. Il faut dire que Porto Rico joue un rôle militaire stratégique pour les États-Unis. L’album s’arrête aussi sur Griselio Torresola, chargé avec son compère Oscar Collazo d’assassiner Truman : Mejías met en scène leur départ pour Washington, relate la manière dont ils montent leur plan d’attaque et enfin l’échec de leur tentative. L’album s’attarde notamment sur la psyché de Griselio (1925-1950), jeune militant de 25 ans conditionné pour mener à bien l’attentat contre Truman, et finalement assassiné par un policier de la Blair House. Les planches des préparatifs de l’attentat s’avèrent particulièrement saisissante sur le plan graphique : les termes que Griselio se répète inlassablement – charger, armer, viser, presser la détente – envahissent ainsi une double page.
Produit d’un patient travail d’orfèvre, Et l’île s’embrasa est un bel objet qui séduit par sa force graphique et par son sujet, tant l’histoire de Porto Rico est mal connue des deux côtés de l’Atlantique.
* : Porto Rico n’est pas un État à part entière des États-Unis. L’île possède un gouverneur élu, mais ses habitants ne votent pas aux élections présidentielles. Porto Rico possède un député à la Chambre des représentants, mais pas au Sénat. Le gouvernement américain a proposé à plusieurs reprises à Porto Rico de devenir un État fédéré à travers des référendums. Le statu quo institutionnel de Porto Rico est précaire, mais en raison de la division politique de l’île entre défenseurs d’un rattachement plein et entier aux États-Unis et les défenseurs d’une autonomie ou d’une indépendance, la question a peu évolué depuis les années 1950.
** : Professeur d’histoire à l’université de Porto Rico, Edwin A. Sierra González a soutenu une thèse intitulée Las Antillas: Otra libertad ante la independencia continental: Puerto Rico, 1790-1840.
Et l’Île s’embrasa. John Vasquez Mejias (scénario et conception). Editions Ici bas. 128 pages. 25 euros.
Extraits :