Fourmies la Rouge : la cause ouvrière frappée au cœur le 1er mai 1891
Pendant son enfance, Alex W. Inker traversait deux fois par jour la place de Fourmies où s’est déroulée, en 1891, la fusillade ayant fait entrer cette petite bourgade de l’Avesnois dans l’Histoire. Dans cet album au style épuré et à la palette de rouge et de noir éloquents, il conjugue souvenirs personnels et mémoire collective en rappelant les faits à hauteur d’hommes et de femmes bientôt happés par leur destin. Même si son cœur penche évidemment du côté des fantômes de sa famille, son scénario et son trait parviennent à rendre haletante chaque heure qui conduit au dénouement fatidique, lorsque des soldats issus du peuple ouvrent le feu sur une foule désarmée de manifestants.
L’idée de donner aux travailleurs une journée de liberté et d’en faire une date à commémorer remonte à l’ère préindustrielle. La cristallisation sur la date du 1er mai, quant à elle, remonte au mouvement né à Chicago en 1886, lorsque les syndicats états-uniens décident d’engager le bras de fer avec les patrons sur la journée de travail de 8 heures. Pour obtenir gain de cause, ils lancent une grève générale à partir du 1er mai, jour qui marque le démarrage de la nouvelle année comptable – donc celle des renouvellements ou des fins de contrat outre-Atlantique. Si ce mouvement pourtant déterminé avorte dans la violence (des manifestants puis des policiers sont tués, des meneurs condamnés à mort), il marque un jalon dans la lutte pour la cause ouvrière.
En France, sur le long terme, une amélioration semble se dessiner pour ceux que Marx englobe dans le prolétariat : après les lois Ollivier du 25 mai 1864 et Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 accordant respectivement le droit de grève puis la liberté de se syndiquer, les doléances sur la durée de travail deviennent récurrentes. En 1889, la IIe Internationale réunie à Paris décide que chaque 1er mai donnerait l’occasion de revendiquer pacifiquement la journée de travail de 8 heures. Aux avant-postes dans ces combats, le Parti Ouvrier de Jules Guesde fournit donc aux sections syndicales locales les éléments de langage à dupliquer sur les tracts diffusés lors des rassemblements ou à la sortie des usines. Cette exigence est donc logiquement reprise à son compte, deux ans plus tard, par le représentant du Parti Ouvrier pour le secteur de Fourmies et Wignehies, Hippolyte Culine, qui va coordonner la journée de lutte (page 15).
Elle pointe en tête des huit revendications imprimées sur le programme de la journée (reproduit en fac-similé, page 2). La seconde partie de ce tract justifie le nom de « fête » donné à l’événement : une « matinée théâtrale », un « pique-nique familial », un « bal » avec « permission de minuit » demandée figurent parmi les réjouissances. Les trois dernières lignes prônent « le plus grand calme » et condamne par avance tout « tumulte ». Confiant dans la dynamique progressiste engagée en France depuis le retour de la République ou soucieux de ne pas fournir de prétextes à toute restriction, le Parti Ouvrier réclame « le droit et la justice » et mise sur « le respect moral pour faire aboutir, par la raison, ses revendications ».
Sans surprise, une coalition de trente-six industriels locaux riposte et signe un appel à se tenir à l’écart du mouvement (reproduit en fac-similé, page 3), en déployant des arguments patronaux classiques : à les entendre, les ouvriers réclamant cette journée sans travail se conduiraient en ingrats inconscients des enjeux économiques et mèneraient leurs usines à la faillite. Argument plus politique : ils sombreraient dans la spirale révolutionnaire à leur insu. Tous les coups étant permis au nom de la concurrence avec les voisins belges, anglais et surtout allemands, le spectre des « meneurs étrangers » surgit également (pages 82-83, Inker instille judicieusement l’épouvantail du « Boche », quatre ans après l’affaire Schnæbelé*). Mais au-delà de la rhétorique socialiste des uns et du discours libéral des autres, qui pouvait imaginer qu’à la fin de cette journée du 1er mai 1891, neuf cadavres joncheraient les pavés de la place de l’église de Fourmies ? Comment le contrôle des événements a-t-il pu échapper à ce point aux protagonistes pour incarner très vite le symbole du dilemme républicain entre respect des libertés ouvrières et maintien de l’ordre public ?
Le ton est donné dès la couverture de l’album – des baïonnettes alignées visant le peuple digne et joyeux. Au rythme des heures égrenées par le clocher de l’église, Alex Inker déroule le récit implacable de cette tragédie. S’appuyant sur la documentation abondante de l’écomusée de l’Avesnois, il convie le lecteur à partager in situ les derniers moments de quelques-unes des vies brisées par le feu de la soldatesque. Dans le décor parfaitement restitué des rues, des courées, des filatures, des estaminets et des campagnes d’une cité industrielle du Nord, honneur à Maria Blondeau, jeune ouvrière rousse, aussi pieuse qu’intransigeante, mais certainement pas l’âme d’une révolutionnaire. Quand, dès cinq heures, elle rejoint ses camarades pour écouter Hippolyte Culine détailler l’action à venir, elle a déjà en tête son autre priorité de la journée : aller cueillir un bouquet d’aubépine** pour « son mai ». Avant même que les cheminées des quelques trente-sept usines et filatures ne se mettent à cracher leur fumée, elle y retrouve Kléber Giloteaux et Louise Hublet. Eux et tous leurs compagnons galvanisés par Culine ont un mot d’ordre simple : secouer le joug de la classe ouvrière mais dans « l’union, le calme et la dignité » (page 25).
En plus d’afficher leur détermination quasi unanime face au mouvement en gestation (un seul se désolidarise de leur appel à ne pas manifester, comme mentionné sur les papillons affichés aux entrées, pages 22 et 44), les patrons de Fourmies ont un autre atout dans leur manche : parmi eux figurent le maire de la ville et le conseiller général du canton de Trélon. En peu de mots et par leur entregent, ils parviennent à convaincre le sous-préfet Issac d’envoyer trois compagnies du 84e régiment d’infanterie depuis Avesnes (soit 250 hommes environ) pour prévenir tout débordement. Quand les gendarmes présents à l’entrée des usines pour dissuader toute intrusion extérieure se sentent débordés et procèdent aux premières arrestations, un palier est franchi : l’armée prend le relais et se déploie sur la place de l’Église. Ces hommes sont des « pioupious » accomplissant leur service militaire, le plus souvent des familiers des manifestants, voire des ouvriers qui retrouveront le chemin de l’usine une fois effectuée leur période sous les drapeaux. Mais les esprits s’échauffent : aux revendications ordinaires se substitue l’exigence de la remise en liberté des camarades injustement arrêtés dans l’exercice de leur droit à manifester.
Au milieu de l’après-midi, les renforts du 145e régiment d’infanterie arrivent en train. Le but est encore probablement de créer le surnombre engendrant la dissuasion, sans recours à la violence, bien qu’avant cette journée, l’armée française a déjà tiré sur des manifestants ouvriers***. Dans la confrontation finale, Alex Inker nous rend le drame de Fourmies d’autant plus odieux qu’il nous rapproche délicatement de chacune des victimes. L’usage du parler ch’ti, réservé dans l’album aux ouvriers et à leurs familiers, ajoute à cette proximité. Sensibles comme Louise et Maria, les belles insurgées éprises des pioupious, lucide comme Gustave dans son analyse sur les origines bourgeoises des grands penseurs marxistes (pages 63 à 65), espiègle comme le petit Émile qui passe de la pêche à la grenouille à la chasse aux « buses » (un groupe de bourgeois endimanchés, page 71), tous veulent danser la carmagnole et pensent émouvoir la soldatesque.
Il est 17h30 au clocher de l’église. Aux slogans de plus en plus radicaux des uns répondent la raideur et bientôt la riposte militaire. Le commandant Chapus donne l’ordre d’ouvrir le feu. Dans le sillage du cent-cinquantième anniversaire de la Commune, Alex Inker rappelle qu’il y a cent trente ans, sur la place de Fourmies, parmi les ouvriers en lutte pour leurs droits, neuf meurent en laissant sur le pavé leurs larmes de colère et leurs sangs coagulés.
* : « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais. » Depuis la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine en 1871, chaque Français a, gravée dans son cœur, cette phrase de Gambetta prononcée lors d’un discours la même année. L’affaire Schnæbelé (1887) est l’une des crises sur le chemin de la Grande Guerre. Ce fonctionnaire français est arrêté pour espionnage par les Allemands, sans doute en territoire français. Le Général Boulanger, alors ministre de la Guerre, se déclare prêt à la mobilisation générale, alors même que les activités de renseignement de Schnæbelé ne font aucun doute. Mais le prétexte d’une violation allemande de la frontière est un prétexte suffisant pour le « général Revanche ».
** : À cause du déracinement lié à l’exode rural généré par l’industrialisation, de nombreuses coutumes ancestrales perdurent. Pour célébrer la sortie du long sommeil hivernal et l’appel au renouveau du printemps, les jeunes filles ceignent leur chevelure de couronnes fleuries, tressées avec des fleurs d’aubépine lors du joli mois de mai. Dès 1892, la fleur d’aubépine avec un ruban rouge devient le symbole de la lutte pour la journée des huit heures, en hommage à Maria Blondeau, morte son bouquet d’aubépine à la main, comme le laisse présager la couverture le l’album.
*** : Ce fut notamment le cas en octobre1869, dans l’Aveyron. La troupe ouvre le feu sur des ouvriers en grève, tuant une quinzaine d’entre eux. Quelques mois auparavant, quatorze mineurs de Firminy (dans la Loire) étaient déjà tombés sous les balles des militaires. Ces événements tragiques inspireront Victor Hugo (pour un poème intitulé Aubin) et surtout Émile Zola pour son Germinal. Jusqu’à la fin de la mission du maintien de l’ordre confiée à la troupe (1921), elle obéira aux divers ministres de l’intérieur qui l’utilise pour encadrer les mouvements ouvriers réguliers ou plus spontanés, comme après la catastrophe de Courrière en 1906.
Fourmies la Rouge. Alex W. Inker (scénario, dessin et couleurs). Sarbacane. 112 pages. 19,50 euros
Les 10 premières planches :
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