Garafia, ou comment la pauvreté chasse les hommes des îles Canaries sous Franco.
Dans cet album au graphisme original, Elias Taño raconte l’exil des hommes des Canaries de 1945 à 1970, pour trouver un emploi au Vénézuela, laissant derrière eux leurs familles pendant plusieurs années. Inspiré du parcours des grands-parents de l’auteur, Garafia rappelle fort à propos que l’Europe a aussi été un lieu de départ pour des populations fuyant la misère.
Dans l’histoire du franquisme, les îles Canaries sont connues pour être le lieu de relégation du général Francisco Franco à l’époque du Front Populaire espagnol, et le point de départ de sa marche vers le pouvoir : c’est depuis un avion Dragon Rapide que Franco quitte Tenerife pour le Maroc, où il prend le commandement de l’armée marocaine insurgée contre le gouvernement républicain. Espace périphérique de l’Espagne franquiste, les Canaries sortent par la suite des manuels d’Histoire, comme le souligne l’auteur dans la riche postface de son album, qui décrit la genèse de son projet et la manière dont il a reconstitué cette histoire. Elias Taño a mené une enquête d’histoire orale, en interrogeant les habitants qui ont vécu cette période – à commencer par ses grands-parents – et recueilli des traces, en particulier « quelques notes en piteux état » de sa grand-mère.
Conscient du caractère lacunaire et déformant de la mémoire, l’auteur ne prétend pas faire œuvre d’historien, et prévient son lecteur : s’il est inspiré de la trajectoire de ses grands-parents, son récit demeure une fiction, avec ses « inexactitudes » et ses « exagérations », comme le confesse Taño. Cette approche réflexive témoigne du recul que l’auteur possède vis-à-vis de son projet. Il est cependant dommage que ces réflexions ne soient pas insérées à l’intérieur du récit dessiné. En se focalisant sur le récit romancé de ses grands-parents, Elias Taño s’efface pudiquement alors que sa démarche est en elle-même très intéressante. Ce bémol ne doit toutefois pas refroidir le lecteur hésitant, tant l’album possède de qualités.
Garafia s’ouvre avec une longue citation de Fidel Castro qui rend hommage aux habitants des Canaries, décrits comme « les seuls “insulaires” au monde », et « le[s] plus humble[s] des migrants » qui se sont battus aux côtés des insurgés contre l’oppresseur de Madrid pour l’indépendance de l’île. Sous Franco, l’histoire des Canaries est intimement liée à la migration et au continent américain. Pour nourrir leur famille, les hommes partent au Vénézuela pour travailler – ou plutôt y être exploités – dans les grandes exploitations bananières du pays. Fort de la découverte de gisement d’hydrocarbures et de la présence
de terres fertiles, le Vénézuela est un pays prospère dans les années 1940-1960 qui attire des migrants venus d’Europe, et en particulier d’Italie et d’Espagne. En effet, de 1945 à 1970, près de 500 000 Espagnols ont migré vers le Vénézuela *, dont une majorité de Canariens et de Galiciens, au point que le Vénézuela a été surnommé en Espagne « la huitième île des Canaries ».
Avant de partir, il faut déjouer la surveillance des policiers de Franco, qui interdisent ces départs. Les hommes s’entassent sur de petits voiliers avec une quantité limitée de provision, pour une traversée d’une quarantaine de jours (p.27-28). Sur place, les Canariens épuisés reçoivent un accueil brutal : considérés comme des immigrés illégaux, leurs embarcations sont interceptés en mer par la police et les hommes sont placés en détention. « Sans tampon sur le passeport, on n’était rien, juste de délinquants. Ni citoyens, ni travailleurs, on n’était personne. On ne nous attendait pas et on ne voulait pas de nous » (p.31). Cette phrase qui traduit les pensées d’Inocencio, grand-père de l’auteur, donne à voir la précarité du migrant, et pourrait tout aussi bien être prononcée par les hommes qui traversent aujourd’hui la Méditerranée.
Toutefois, la signature d’accords entre la République vénézuélienne et le régime franquiste donne finalement un statut à ces migrants. La postface assume une erreur historique du récit. Elias Taño confesse ainsi que « l’émigration au Vénézuéla a été autorisée par Franco à partir d’août 1950, et [il] est donc faux de parler de voyages clandestins au moment où commence l’histoire (1956) » (p.99), et justifie cette liberté par la nécessité narrative de fusionner les deux voyages effectués par son grand-père Inocencio, l’un illégal en 1948, l’autre réalisé en toute légalité. Le séjour en prison d’Inocencio confère par ailleurs une intensité dramatique au récit d’autant qu’une fois libérés, les Canariens se retrouvent à travailler dans des conditions exécrables dans les exploitations agricoles. Dans une planche frappante, le dessinateur compare les bananeraies vénézuéliennes, « labyrinthes sans fin de ciment et de fumier […] entourées de murailles criblées de trous », à des « sarcophages brûlés par la lumière des Caraïbes » (p.36).
Si Garafia s’intéresse aux migrants, le récit s’arrête également sur « celles qui restent ». La société canarienne de ces années-là, marquée par un déséquilibre démographique, repose sur le travail des femmes, qui labourent les champs, tricotent pour un maigre pécule et élève leurs enfants, le tout sous l’étroite surveillance des policiers franquistes. Les liens avec leurs époux se distendent avec le temps et la distance. Les hommes envoient peu d’argent et ne donnent guère de nouvelles, quand ils ne refont pas leur vie au Vénézuéla. « Ni mariées, ni veuves, ni seules », ces femmes sont « les veuves blanches » qui attendent sans savoir quand et si leur mari reviendra (p.71).
La mise en scène d’Elias Taño repose sur un dessin très stylisé qui se fonde sur des formes géométriques. Ce travail à partir des formes, qui rappelle à certains égards les peintures cubistes **, est assez original en bande dessinée, et s’explique probablement par la formation et la polyvalence de Taño, qui est à la fois illustrateur, designer et peintre muraliste. Cette simplification du réel s’avère d’une redoutable efficacité narrative : les visages rectangulaires des policiers menaçants contrastent avec la rondeur du faciès des Canariens. La colorisation repose sur le même principe de lisibilité immédiate : le bleu pour les passages aux Canaries, le marron pour le Vénézuéla, le rouge pour symboliser la violence et la coercition. Ces choix graphiques ont attiré l’attention de la critique en Espagne, en témoignent les prix reçus par l’édition espagnole, recevant notamment le prix Révélation du Salon de la bande dessinée de Valence (2022). Garafia possède toute sa pertinence, à l’heure où la question migratoire est brûlante dans les opinions publiques européennes. Avec ce récit d’une grande qualité graphique, Elias Taño partage un morceau méconnu de l’histoire de l’Espagne franquiste.
* : D’après Salvador Palazón Ferrando, L’émigration espagnole en Amérique latine (1880-1975), Migrance n°21, 2002.
** : L’auteur revendique d’ailleurs cette influence, et cite également le cinéma soviétique, le pop art et des
artistes comme Keith Haring comme source d’inspiration dans une interview pour Karton Zine, dédié à la musique et à la culture DIY.
Garafia. Elias Taño (scénario, dessin et couleurs). Rue de l’échiquier. 112 pages. 19,90 euros.
Les dix premières pages :