Haïkus de Sibérie : l’amour et la poésie pour endurer la déportation
Algis Miélis n’a que treize ans quand il effectue son premier grand voyage. En juin 1941, lui, sa famille et ses voisins sont déportés de Lituanie vers la Sibérie. Jusqu’à son retour inespéré à Vilnius, Algis trouve la force de survivre au quotidien éprouvant d’un camp soviétique grâce à la folie douce d’une tante nippophile et à l’énergie inépuisable de son clan. Bien plus tard, il raconte ses souvenirs à sa fille, Jurga Vilé, qui assure à son tour la transmission du flambeau mémoriel du peuple lituanien. Entre fable et récit, voici les Haïkus de Sibérie, magnifiquement mis en images par Lina Itagaki.
Le monde a su qu’il n’éviterait plus la guerre lorsque l’accord le plus inimaginable qui soit, le pacte germano-soviétique, est signé le 23 août 1939. Ce que l’Histoire révèlera plus tard, ce sont les fameuses clauses secrètes ayant rassasié ces deux ogres totalitaires. Pour éteindre provisoirement la haine mutuelle que se vouent Staline et Hitler, le dépeçage en règle de la Pologne fait souvent oublier que d’autres compensations territoriales étaient aussi au menu. La Lituanie sert ainsi de variable d’ajustement jusqu’à échoir à l’URSS en juin 1940. Un ultimatum et quelques menaces plus tard, le pays est occupé militairement le 15 juin. Un gouvernement fantoche à la botte de l’occupant fonde la République socialiste soviétique de Lituanie.
Un an plus tard, au matin du 14 juin 1941, le jeune Algis découvre concrètement ce que signifie cette nouvelle affiliation, en plus du retrait de la monnaie nationale et de la collectivisation des terres. Sans préambule, quelques jours avant l’opération Barbarossa, l’Armée Rouge déboule dans son village. En quelques ordres cinglants, tous les habitants sont sommés de monter dans une charrette pour une destination encore inconnue. À peine le temps pour Romas, le père, d’embarquer un seau de pommes, pour Ursula, la mère, d’emporter un souvenir de sa fille Adèle décédée, pour Dalia, la sœur, de se draper dans le couvre-lit tricoté par la grand-mère, et pour Algis de serrer contre lui son jars et un album-photos. Mais la famille n’aurait pas été au complet sans l’irruption de tante Pétronelle, artiste au grand cœur, puits de culture et totalement folle… du Japon.
C’est près de Vilnius, dans la gare de Naujoji Vilnia, qu’Algis réalise brusquement ce qui l’attend : d’abord la douleur de la séparation (en tant qu’homme valide, Romas est envoyé dans un camp de travail), puis l’absolue nécessité de tout partager pour survivre. À l’heure des adieux, il reçoit surtout des mains de son père, apiculteur amoureux de la nature, les pommes qui symbolisent tout à la fois le souvenir du paradis perdu et l’espoir d’un nouveau verger. Dans le train qui l’emmène vers nulle part, Algis apprend vite le bréviaire de survie en milieu hostile. Il faut se faire des amis de ses compagnons d’infortune (mademoiselle Violetta, l’institutrice et chef de chorale, la douce Rosa et le vieux violoniste Vincas, Julius Gyrolle et sa mère), succomber à la joie communicative de tante Pétronelle, chanter dans la chorale des « Pépins de pomme », s’émerveiller du chant d’un oiseau ou du bourdonnement des abeilles, écrire des haïkus ou confectionner des origamis, tricoter comme Dalia, ne pas blâmer les râleurs, ne jamais se départir de l’optimisme paternel, en un mot résister à la facilité de se laisser mourir.
Car au bout du voyage dans les wagons à bestiaux, et malgré la rencontre de Veronika qui fait battre le cœur un peu plus vite, il y a « les baraques* » : un village en ruines dont l’isolement et l’environnement hostile sont les meilleurs barreaux. Les poux, les punaises, le travail forcé avec des cuillères en guise de pelles et de pioches, et surtout la faim qui tenaille les estomacs sont des ennemis coriaces, à tel point que la discipline imposée par les gardiens patibulaires ne leur attire, bonne humeur oblige, que les surnoms ridicules de Patate et Croûton. Grâce à son ton résolument optimiste, à la fraîcheur du trait et à l’inventivité de la mise en page, cet album s’adresse autant à un public averti qu’à un lectorat plus jeune. Mais si, dès ses premières pages, on comprend qu’Algis et sa sœur Dalia rentrent sains et saufs en Lituanie, via Moscou, dans le train des orphelins, on découvre en écoutant Algis que la mort les a souvent effleurés, qu’elle rôde en permanence et qu’elle a fauché les plus fragiles. Elle s’abat d’abord sur Martynas, le jars, tué cruellement par un soldat soviétique dans la gare de Naujoji Vilnia. L’enfant Algis s’autorise encore à invoquer son esprit qui, tel Hermès, sera le messager des lettres vers l’oncle Alfonsas, dont on devine l’action diplomatique pour faire libérer les orphelins des camps. Mais l’adulte qu’il devient rejette aussi l’hostilité de ceux qui s’opposent au mariage entre Igor le Russe et Violetta la Lituanienne. Ennemis politiques peut-être, mais unis dans la souffrance par leur mutilation, leur amour et la naissance du petit Vytis Alexandre neuf mois plus tard, ils prouvent que tout malheur, aussi grave soit-il, n’est qu’un contretemps.
Finalement, le seul point faible de cet album est peut-être son titre, mais il est tellement joli. En effet, la pétulante Pétronelle, qui illumine le début de l’album par ses créations et sa récitation des œuvres de Bashô, n’occupe plus à elle seule tout l’espace quand il s’agit de tromper le désespoir. Sans doute faut-il s’en réjouir, tant chaque personnage qui gravite dans l’orbite d’Algis apporte sa touche de couleur à l’ensemble. Mais à vrai dire, peu importe. Jurga Vilé et Lina Itagaki ont réussi une belle prouesse. C’est tout un peuple qui se voit honoré à travers le récit d’Algis et qui peut, en partie grâce à ce travail, entamer ou perpétuer le devoir de mémoire. Sans accabler ses tortionnaires, avec une bienveillance touchante, Algis Miélis se dévoile avec pudeur et beaucoup de retenue. Cet enfant gorgé d’amour offre un beau cas de résilience. C’est un peu comme s’il avait un capital de bonheur suffisamment grand pour endurer la parenthèse sombre de la déportation et la mort de nombreux proches. Mais parce qu’il veut revoir sa Lituanie et parce qu’il croit en la magie de l’existence, sa force transforme tous les coups de griffe, même les plus acérés, en simples chatouilles.
* : sur la localisation exacte de ce camp de rétention, l’autrice n’est pas explicite, peut-être parce que les souvenirs de son père manquaient de précision. Sont mentionnés une arrivée en train à Barnaul (ou Barnaoul), dans l’Altaï, à 200 km au sud de Novossibirsk, suivie d’un épisode de navigation sur l’Ob qui conduit les prisonniers d’abord vers l’Ouest et peut-être vers le Nord. La boue de l’été et l’enneigement hivernal semblent indiquer qu’ils sont restés dans les steppes de l’Altaï sans échouer, comme nombre de leurs 35 000 compatriotes, sur les rivages de la mer de Laptev. Cf le témoignage de Rytė Merkytė, déportée à l’âge de 9 ans, recueilli par l’écrivain lituanienne Vanda Juknaitė, à lire dans son intégralité sur www.diploweb.com/forum/lituanie06062.htm.
Haïkus de Sibérie. Jurga Vilé (scénario). Lina Itagaki (dessin). Sarbacane. 244 pages. 22 €
Les 5 premières planches :
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