La Bibliomule de Cordoue, éloge comico-philosophique du savoir dans l’Andalousie du Xe siècle
Nouvel album du foisonnant et talentueux scénariste Wilfrid Lupano, accompagné d’un nouvel acolyte, Léonard Chemineau, tout aussi talentueux au dessin, La Bibliomule de Cordoue nous invite sur les chemins de l’Andalousie avant que celle-ci ne soit l’Andalousie. Immersion dans l’ancien califat de Cordoue en 976 et à la découverte d’une brillante civilisation méconnue, mais également au cœur d’une réflexion essentielle et existentielle sur le savoir, sa sauvegarde et sa transmission.
Après sa fuite de Damas en 750 suite à l’assassinat de sa famille, le prince omeyyade Abd al-Rahman met six ans pour rejoindre Al-Andalus, dans le Sud de l’Espagne actuelle, afin d’y perpétuer sa dynastie. Abd al-Rahman Ier se proclame alors indépendant du pouvoir bagdati en tant qu’émir sans pour autant rechercher un affrontement ouvert avec Bagdad. En 929, son descendant Abd al-Rahman III s’auto-proclame calife et crée le Califat de Cordoue. Acte qui sonne une rupture totale sur le terrain religieux avec les califats de Bagdad. Son fils al-Hakam II (961-976) lui succède au pouvoir et son règne se caractérise par une période de paix après des années tumultueuses, comme en atteste la présence des Normands sur les côtes occidentales de Al-Andalus, et dans les pages de la Bibliomule. Le règne de al-Hakam II est surtout connu pour être celui de l’art et de la culture, dans tout Al-Andalus, mais surtout dans la ville de Cordoue, dont le joyau est la grande bibliothèque qui aurait contenu plus de 400 000 volumes.
Hélas, le décès précoce d’al-Hakam II en 976 pousse sur le trône du califat son jeune fils Hicham II, seulement âgé de 11 ans, et l’exercice du pouvoir est en réalité assumé par le vizir Al-Mansur, « le victorieux ». Ce dernier, souffrant d’un manque de légitimité pour accéder au pouvoir, décide de le conquérir par la force et sur le terrain militaire, tout en menant une politique populiste et en s’appuyant sur un pouvoir religieux très orthodoxe. Et c’est ainsi qu’il ordonne la destruction et l’autodafé d’une grande partie de la bibliothèque de Cordoue, point de départ de l’aventure contée par Lupano et Chalumeau.
L’intrigue de la Bibliomule de Cordoue démarre en 976, dans les travées de la Mosquée de Cordoue *. Amir, futur Al-Mansur, profite du décès de al-Hakam II et du jeune âge du calife héritier pour s’imposer et prendre le pouvoir. Sous les règnes Abd el-Rahman III et d’al-Hakam II, Cordoue est devenue la capitale occidentale du savoir, de la culture et de la science et coule des jours heureux sous la paix consolidée. Mais les temps ont changé et Amir, guidé par un désir infini de pouvoir, consent à s’allier avec les religieux radicaux en tirant parti des griefs qu’ils ont à l’encontre des anciens califes : « C’était cohérent avec leur idéal d’excellence et d’ouverture. Mais ça a crée de la rancœur. Cette rancœur a eu cinquante ans pour mûrir. Je récolte les fruits. » (p. 155). Cela étant, le coût de ce ralliement est élevé : organiser un gigantesque autodafé des trésors de la grande bibliothèque de Cordoue.
Nonobstant, trois personnes vont s’élever contre la destruction du savoir et vont œuvrer pour sa sauvegarde, parfois bien malgré eux : Tarid (un eunuque à l’embonpoint prononcé et en charge de la bibliothèque) et Lubna (jeune esclave noire et cheffe copiste) décident de voler le plus de livres possibles et de les charger sur une malheureuse mule, victime collatérale du casse du siècle et de la plus grande évasion de Cordoue. L’enjeu est de taille : il en va du savoir de l’humanité. Un troisième comparse se joint à l’aventure, Marwan, ancien apprenti de Tarid et voleur bien maladroit.
La réussite de La Bibliomule de Cordoue tient très clairement d’un mélange des genres narratifs riche et efficace. Tour à tour conte philosophique, conte pour enfants, gags en série et récit historique, ce roman graphique satisfait tous les goûts. De l’humour, du drame, de la colère et des phrases qui nous invitent à la réflexion : « Mais surtout, il définit ce que doit être la rigueur scientifique, basée sur le doute » (p. 76) ou encore « Nos connaissances sont plus étendues que celles des générations précédentes, mais elles le sont moins que celles de notre postérité » (p. 77). Un cocktail savoureux d’érudition et de plaisir porté par le trio de personnages principaux, dernier espoir pour sauvegarder un savoir construit au fil du temps, mais qui est mis à mal par l’obscurantisme et la petitesse d’esprit. Un trio qui nous rappelle les romans picaresques et une certaine tradition littéraire bien hispanique, où la débrouille est élevée au rang de science ou d’art et qui a autant de valeur que le savoir cultivé (lettres, sciences, histoire, arts).
Ce trio compose une symphonie à la tolérance avec la complémentarité de ces êtres délaissés et ignorés : Lubna, femme noire porte-étendard du savoir et féministe avant l’heure, Tarid, bibliothécaire quelque peu en surpoids, oserions-nous y voir une métaphore de la faim insatiable de savoir, et Marwan, un anti-héros granguignolesque maladroit, mais humain. Tous ont des tares, un passé qui les rend profondément humains et attachants. On s’identifie à eux parce que l’on se reconnaît dans leur imperfection, parce qu’ils sont porteurs d’une lueur qui parfois peut nous faire défaut et parce qu’ils savent accorder au savoir la valeur qu’il mérite car il fut et est garant de leur salut. Et comment ne pas mentionner cette mule qui évoque les grands animaux de la bande dessinée et qui est tout aussi attachante qu’agaçante à l’instar d’un célèbre Rantanplan. Son nom d’ailleurs nous évoque le bibliobus de nos contrées, ce véhicule aménagé et destiné à prodiguer des services de bibliothèque dans des régions trop excentrées et parfois défavorisées, à transmettre le savoir là où ce dernier est menacé ou inaccessible, mais aussi le tank « arme d’instruction massive » de Raúl Lemesoff qui parcourt les quartiers défavorisés de Buenos Aires pour offrir des livres et permettre un accès au savoir pour tous.
Pour autant, derrière cette histoire qui peut paraître un peu légère ou enfantine, se trouve une profonde réflexion à la dimension très actuelle et illustre une certaine circularité de l’Histoire, illustrée notamment par la fin de l’album. Les auteurs nous offrent en images et en textes l’éternel affrontement entre l’obscurantisme et le savoir, entre le pouvoir et le savoir, l’opposition entre le savoir et la religion, ou devrions-nous parler d’instrumentalisation. Loin de tout dogmatisme, ils nous invitent simplement à prendre le temps de réfléchir à la valeur du savoir et sur l’étrange pouvoir-fascination qu’exercent les livres tantôt perçus comme des armes de salut tantôt attaqués comme des vecteurs d’hérésie et de perversion.
Comme nous avertit Lubna : « Pour pouvoir penser, l’esprit doit être libre et en paix » (p. 201), mais parfois, ceux qui exercent le pouvoir sont davantage enclin à exercer la censure et l’autodafé : « Il y avait urgence à cramer tout ça » (p. 185). Les derniers pages du roman graphique acquièrent les lettres d’un conte philosophique où le personnage principal est le savoir, incarné dans les livres qui souffrent maintes douleurs, mais qui résistent au fil des siècles. Car oui, le savoir et les livres sont en réalité les protagonistes de cette fable qui saura bercer vos nuits d’hiver et vos moments de doute.
Du point de vue graphique, l’album est très réussi. Le découpage de la planche s’adapte parfaitement au rythme de l’histoire avec des variations de la mise en page où l’horizontalité et la verticalité de la planche sont privilégiées pour s’adapter aux besoins de l’intrigue. Parfois, Léonard Chemineau (Le Travailleur de la nuit, Edmond, etc), n’hésite pas à jouer avec la métacase où la planche devient une case englobante, mais aussi à rompre les bordures des vignettes. Le roman graphique jouit d’un réel dynamisme, porté par un trait très élégant, précis, qui rappelle parfois l’esthétique de la ligne claire, et le travail sur le chromatisme assure un moment fort plaisant où la lecture est facilitée. La gamme chromatique s’adapte au souffle de l’histoire et certaines variations rappellent les codes traditionnels du flash-back au cinéma même si les couleurs employées dépendent du personnage dont l’histoire est contée (sépia pour Marwan, gris-noir et blanc pour Tarid).
Le scénario de Wilfrid Lupano (Les Vieux Fourneaux, Le Singe de Hartlepool, L’Homme qui n’aimait pas les armes à feu, etc) est dense, dans le bon sens du terme, historiquement précis mêlant rigueur et humour, ce qui illustre une nouvelle fois la patte caractéristique lupanesque. En définitive, La Bibliomule de Cordoue est une fable historique plaisante, et malheureusement actuelle, où la dichotomie entre pouvoir et savoir est omniprésente. Une histoire portée par un duo d’auteurs qui nous livrent un très beau roman graphique et dont la couverture bleue-dorée et aux bords bleu métallique ravira les yeux des futurs lecteurs. Un hommage au livre et aux enluminures. Une ode au savoir.
* : La mosquée est désormais la Mosquée-Cathédrale de Cordoue, illustration de l’influence des deux cultures dans la ville espagnole et dans toute l’Andalousie.
La Bibliomule de Cordoue. Wilfrid Lupano (scénario). Léonard Chemineau (dessin). Christophe Bouchard (couleurs). Dargaud. 264 pages. 35 euros.
Les 17 premières planches :
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