La Terre Verte : pour Richard III, régner à tout prix, même sur le Groenland

Et si Richard III n’était pas mort à la bataille de Bosworth, en août 1485 ? Cette hypothèse uchronique a séduit Alain Ayroles, qui imagine un possible come back du roi Richard depuis une base géographique inattendue : le Groenland. Dans ce bout du monde, le roi déchu met d’abord son épée au service de l’Église puis échafaude son retour au pouvoir, en utilisant les mêmes ruses machiavéliques l’ayant autrefois conduit sur le trône anglais. Portée par le dessin de Hervé Tanquerelle, familier des paysages groenlandais, cette tragédie en cinq actes et en cases rivalise dans sa peinture de l’âme humaine avec l’œuvre shakespearienne.
Est-ce la prégnance des questions liées au dérèglement climatique, notamment celle du réchauffement global des températures terrestres, qui rend si attractifs les déserts blancs depuis une quinzaine d’années ? Après celles du Canada et de l’Islande, la cote du Groenland grimpe en flèche et les récentes déclarations du président Trump finissent de mettre en lumière cette île grande comme un tiers de l’Australie.
Depuis des décennies, son acquisition figure parmi les objectifs diplomatiques des États-Unis. La première approche en ce sens date de 1867, année qui vit la Russie céder l’Alaska pour un peu plus de 7 millions de dollars de l’époque. Le président Trump, avec son tact habituel, remet ce projet sur le devant de la scène géopolitique. La raison originelle de cette volonté d’extension consistait à renforcer la sécurité du territoire de l’oncle Sam, en formant une sorte de glacis arctique. Nul doute que les gisements d’hydrocarbures découverts depuis sous ces latitudes n’ont fait qu’attiser les ardeurs des dirigeants états-uniens successifs.

Sur les traces d’Érik le rouge
Ce n’est pas cette dimension américaine du Groenland qu’Alain Ayroles a exploitée, bien que ce continent l’ait fortement inspiré pour ses derniers albums *. Féru d’histoire moins contemporaine, il s’est souvenu que le Groenland, province autonome sous tutelle du Danemark, fut abordée puis colonisée par un certain Érik le Rouge à la fin du Xe s.
En plus de damer le pion à Christophe Colomb comme premier navigateur européen à mettre un pied sur le continent américain, le Viking fit preuve d’un sens inouï de la communication puisqu’il baptisa littéralement sa conquête « terre verte » (Grønland en danois) dans l’espoir d’attirer de futurs colons, séduits par des perspectives de mise en valeur agricole. À l’époque, il est vrai, le monde connaissait un petit réchauffement climatique qui bénéficiait en partie aux latitudes circumpolaires, rendant ainsi les plaines littorales groenlandaises verdoyantes une partie de l’année. Cette arrivée conquérante d’Érik et de ses guerriers est magnifiée par le scalde Snorri et le dessin de Tanquerelle (pages 32 et suivantes).
Mais au souffle épique de la saga, Ayroles a imaginé de mêler celui, tout aussi puissant, de la geste shakespearienne. Pour cela, il lui fallait un roi obsédé par le pouvoir, par l’emprise qu’il confère à son détenteur sur ses sujets, par la jouissance qu’il procure à celui qui se fait acclamer par ceux-là mêmes qu’il écrase. Ce sera donc Richard the Third **, échappé par la ruse du champ de bataille de Bosworth le 22 août 1485 (pages 250-254). Et pour décor digne d’une tragédie shakespearienne en cinq actes, Ayroles fait pendant à l’expédition du Génois Colomb en 1492. Il imagine, voguant au même moment sur le même océan dans la même direction, d’autres Européens rallier une autre Amérique moins tropicale.

Régénération du culte chrétien
D’une caravelle à la voile ornée d’un indéniable blason chrétien et ballottée par la tempête, débarquent dom Mathias et une petite troupe sous les ordres d’un mercenaire bossu prénommé Richard. Leur mission consiste à régénérer le culte chrétien dans ces confins toujours suspects de paganisme et d’idolâtrie, et dont les fidèles n’ont pas vu un évêque depuis des lustres ***. Si l’Église et la couronne norvégienne défaillent, les institutions coutumières de l’île résistent aux turpitudes climatiques et économiques. Les missionnaires sont donc accueillis puis escortés vers Gardar, siège de l’évêché, par la garde, une poignée de guerriers aux « cottes rouillées » et « aux lames aiguisées jusqu’à la corde » (page 21), commandée par la jeune et belle Ingeborg. Avant d’éclater d’un rire assassin en découvrant la majesté de la cathédrale de Gardar, puis de rencontrer Kolgrim et Thorgrim, deux notables mandatés par l’Althing (assemblée du peuple) pour administrer la province, Richard subit les moqueries de Krôka, un « demi fou » qui d’emblée perce le secret de sa stature royale et se comporte dès lors comme son bouffon.

Richard III de retour
Venu dans cette lointaine Thulé pour oublier qui il était, Richard n’imaginait pas une seconde qu’une passe d’armes somme toute ordinaire face aux redoutés Skroelings **** et une rencontre fortuite avec trois de leurs prêtresses allait lui redonner le goût de l’existence. Dans une tirade que n’aurait pas renié le grand William (page 72), Richard clame vouloir « redevenir celui que la troupe acclame » et celui « pour lequel prient les femmes qu’il a faites veuves ». Il veut « cet onguent qui vous pare d’une valeur qui n’est pas à prouver » et vous dispense de toute justification quand bien même vos actes et vos pensées « dépouillent un peuple de sa liberté ».

La léthargie du vaincu Richard III prend fin, il est temps pour lui de redevenir un être de pouvoir. Et pourquoi ne pas se faire sacrer roi du Groenland, puisque l’évêque et la population éblouie par ses exploits guerriers lui sont redevables ? Le voilà bientôt élevé au rang de chef de la garde épiscopale, intronisé soldat de Dieu par la bénédiction de l’évêque. Misant sur les travers de l’âme humaine – la cupidité, la crédulité, l’excès de confiance – et usant des mêmes ruses et poisons – le mensonge, la discorde et la trahison – l’ayant mené jusqu’au trône anglais, Richard échafaude alors un plan pour devenir le premier roi de la Terre Verte.

Dans les pas de Shakespeare
On sait l’amour d’Ayroles pour le beau langage et le soin méticuleux qu’il apporte à ses dialogues. Dans cet album, le héros épinglé, le thème de l’intrigue et la forme choisie d’une tragédie en cinq actes ne pouvaient se départir de la filiation shakespearienne. Défi relevé haut la main ! La figure du roi, très présente dans l’œuvre du Barde d’Avon, est ici dépeinte dans une variation névrotique, obsessionnelle. L’historien Lord Acton (1834-1902) disait que « le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument ». À cette fatalité, Ayroles ajoute qu’il n’y a pas de rédemption possible. Supplié de faire le bien et de sauver son peuple affaibli et terrifié, Richard ne conçoit son règne que comme une jouissance, une démonstration de sa toute puissance, jamais de sa munificence. Dans une contrée où la Nature fait quotidiennement la preuve de son incommensurable pouvoir, Ayroles suggère que les Inuits ont accepté l’impossibilité de tout règne, privilégiant des notions de partage et de fraternité et donnant au passage une petite dimension de fable écologique à l’album.
Pour marier la tragédie et le 9e art au Groenland, Hervé Tanquerelle était le dessinateur idéal*. Passer de la ligne claire du Groenland Vertigo au style réaliste teinté de fantasy de cet album constitue une belle prouesse. La force des dernières scènes, savant contraste de fureur guerrière et de silence arctique, lui doit énormément.
Le Groenland ? Un nouvel eldorado pour le 9e art, où l’on pourra bientôt croiser autant de POTUS et de scénaristes que de glaciologues !
* : Dans Les Indes Fourbes (dessins de Guarnido, éditions Delcourt, 2019), il raconte les aventures épiques d’un gueux au XVIIe s., mystifiant tous ceux qui vont croiser son chemin, notamment au pays des Incas. Dans le tome II de L’Ombre des Lumières (dessins de Guérineau, éditions Delcourt, 2024), il transporte l’intrigue de son récit au Québec.
** : The Life and Death of Richard the Third, est la dernière partie d’une tétralogie écrite au début de sa carrière par William Shakespeare, publiée en 1597. Son contexte est celui de la fin de la Guerre des Deux-Roses, guerre civile qui oppose la maison à la rose blanche des York à celle à la rose rouge des Lancastre.
*** : Le diocèse de Gardar n’a officiellement plus été doté d’un évêque à la mort du dernier, nommé Alfur, en 1378.
**** : Ce nom est celui que les Scandinaves donnaient aux autochtones, inuits ou indiens. Dans les sagas nordiques, ils sont évidemment comparés à des créatures démoniaques, plus proches des trolls et des esprits que des êtres humains.
***** : Dans Groenland Vertigo, publié aux éditions Casterman en 2017, Tanquerelle raconte les tribulations d’un dessinateur peu aventureux (lui-même), embarqué dans une expédition pour le Groenland. Dans Racontars arctiques, intégrale publiée aux éditions Sarbacane en 2019, il adapte avec Gwen de Bonneval au scénario le récit déjanté mais savoureux de Jørn Riel (1931-2023), un ethnologue et écrivain ayant vécu seize ans au Groenland.
La Terre verte. Alain Ayroles (scénario). Hervé Tanquerelle (dessin). Isabelle Merlet (couleurs). Delcourt. 256 pages. 34,95 euros.
Les onze premières planches :