Orson – Welles, l’artiste et son ombre : dans la lumière du maître du 7e art
Titan enchaîné, génie bridé, paria sans pareil, Orson Welles a reçu autant de titres qu’il a subi d’avanies. Cette espèce d’ogre du cinéma n’a été le golden boy d’Hollywood que le temps d’un film, Citizen Kane (1941). Il en est par la suite resté la mauvaise conscience, tant sa démesure terrifiait. Youssef Daoudi réalise avec Orson – Welles, l’artiste et son ombre un portrait en majesté de celui qui fut mage et voyant du septième art, en donnant à son récit les apparences grandioses d’un théâtre d’ombres imitant la manière du maître.
Orson – Welles, l’artiste et son ombre pourrait être le biopic qu’aurait réalisé Welles s’il lui était venu à l’idée de filmer son autobiographie. On sent que Youssef Daoudi s’est imprégné jusqu’au bout de la plume de tout ce qui a fait la signature de celui qui fut littéralement un monstre – un être hors-nature, et tout entier voué au spectacle. Il en a déjà intégré les temporalités achronologiques : de même que Citizen Kane détruit la linéarité du récit hollywoodien, Orson Welles échappe au plan attendu – le fil d’une vie – pour adopter une structure éclatée – la pelote de projets, les éclats dispersés à la manière des reflets dans le palais des glaces de La Dame de Shangaï (1947). Le grand œuvre inachevé, De l’autre côté du vent, apparaît comme un serpent de mer au milieu de chapitres allant et venant dans le temps, l’un consacré au Falstaff (1965), tel autre aux conflits autour du montage de La Splendeur des Amberson (1942), quand ils ne retracent pas l’enfance ou les premiers succès théâtraux et radiophoniques. Le propos, au ton volontiers épique, tourne beaucoup autour des obstacles – financements difficiles, producteurs massacreurs, etc. – et des coups d’éclat. Les œuvres elles-mêmes sont plus suggérées que racontées, ce qui suffit amplement et fluidifie un récit magistralement équilibré, entre scènes de plateau, scènes de la vie personnelle, scènes de la vie financière et, bien sûr, scènes de mise en scène de soi, puisque Welles y excellait. Nul ne s’est plus que lui imposé comme un centre faisant graviter personnages, caméra et micro autour de lui. Daoudi en rend la puissance d’attraction avec un regard fasciné, qui évite tout plat réalisme pour à la place mimer les manières du magicien.
Aussi, de tous les films de Welles, est-ce probablement F for Fake (1973) qui s’imprime le plus nettement sur le style du bédéaste-traducteur, attaché à rendre dans sa langue de création le texte cinématographique original. Essai sur un célèbre faussaire, le film de 1973 est en même temps un autoportrait en prestidigitateur agitant « les puissances du faux », comme Deleuze l’écrivait du cinéaste dans L’Image-temps ; c’est dans celui-ci qu’il adopte le costume que lui fait arborer Daoudi dans la majeure partie de son livre – un manteau-cape, un grand couvre-chef noirs – et c’est là aussi qu’il joue le plus de sa présence si massive, trompant son monde avec la gaieté d’un fabulateur. Daoudi reprend ce dispositif pour faire de Welles une sorte de grand imagier régnant sur un théâtre d’ombres. D’où ce style visuel ayant absorbé le fameux clair-obscur du cinéaste, jouant fortement des contrastes et des zones noires, avec souvent, en guise de motif lancinant, les volutes de fumée des cigares traversant l’image. L’impression en noir, blanc et jaune est de ce point de vue parfaitement adéquate, puisqu’elle vivifie sans la dénaturer cette transposition du noir et blanc pelliculaire. La gémellité virtuelle du cinéma et de la bande dessinée aura rarement été si bien mise en exergue, à travers ce qui constitue l’un des plus beaux hommages à un cinéaste-acteur.
Orson – Welles et son ombre. Youssef Daoudi (scénario, dessin et couleurs). Delcourt. 272 pages. 28,95 euros.
Les vingt premières planches :