La Dernière Reine : une gueule cassée, la dernière ourse du Vercors, une ode à la Nature
La Dernière Reine, de Jean-Marc Rochette est un roman graphique qui porte bien son nom puisqu’il réunit une histoire de 240 pages à la narration soignée et une palette graphique unique sachant rendre à la fois la beauté des paysage du Vercors, la violence des combats des tranchées de la guerre de 1914-1918 et la noirceur de la bêtise humaine.
Jean-Marc Rochette est surtout connu pour être le dessinateur du mythique Transperceneige (1984). Après une vingtaine d’albums moins marquants et une parenthèse de sept ans en Allemagne (où il est né) pour se consacrer à la peinture, il revient habiter près du massif des Écrins et du Vercors, et s’en inspire pour reprendre la bande dessinée. D’abord en évoquant sa passion des montagnes et en revenant sur sa jeunesse tourmentée avec l’autobiographique Ailefroide, altitude 3954 en 2018, qui raconte sa passion de la grimpe et son accident, mais aussi les disparitions de ses confrères d’alpinisme, ce qui a changé sa vie en mettant sur le devant sa seconde passion, le dessin (Edmond le cochon, sur un scénario de Martin Veyron, en 1979). Ensuite avec Le loup (2019), dans lequel il met en scène un berger et son troupeau confronté à l’animal sauvage, un loup blanc. La Dernière Reine serait donc un album dans la suite logique de cette ode à la montagne venant terminer une trilogie (on retrouve d’ailleurs le même genre de couverture et les mêmes teintes de couleurs).
Pourtant La Dernière Reine est un album différent, de par l’ampleur de l’histoire, l’étendue de la palette picturale et la multitude de thèmes traités. En effet ce roman graphique mêle à la fois questionnement écologique et anthropologique : jusqu’où ira l’Homme ? Qu’est-ce qui le pousse à agir ? Même la montagne réputée difficile d’accès est forcée, exploitée pour son bois et ses prairies. Que reste-t-il des forêts primaires qui trônaient tout prêt des sommets ? Il est dans la nature humaine de vouloir grimper jusqu’au sommet, mais une fois en haut est-il obligé de s’en rendre propriétaire et de chasser tout ce qui y vivait ? Et tout ce qui est sauvage doit-il disparaître, comme la dernière ourse du Vercors (la dernière reine du titre) qui aurait été abattue en 1898 ? Édouard Roux, un des principaux personnages, assiste petit garçon à cette exécution.
De part sa différence (il est roux et fils d’une femme sans mari), il connaît l’isolement qui le rattache à cette nature. Édouard est l’inverse de la société humaine, parce qu’il connaît et respecte la nature, ne pêchant ou chassant que pour manger, respectant les mères de jeunes sangliers, ne coupant que le bois nécessaire et protégeant cet ours ennemi des hommes, qui ne supportent aucun rival. Ainsi se dessine l’autre thème très fort de cet album : la différence, le rejet et son contre-point la tolérance et la solidarité, mais qui ne seraient pas le lot commun de la société. Enfant rejeté par les autres, réputé violent, Édouard va aussi connaître l’horreur de la guerre des tranchées puisqu’il y perd la moitié de son visage. L’exclusion se fait alors totale (Édouard cache son visage dans un sac comme dans Elephant man) et il sombre dans l’alcoolisme.
Jusqu’au jour où, grâce au geste d’un petit garçon l’aidant à rentrer chez lui, il est mis en relation avec Jeanne Sauvage (qui l’est beaucoup moins que Édouard mais dont la suite nous fait percevoir la force de caractère) qui reconstruit une apparence aux gueules cassées et va redonne vie à Édouard, en s’inspirant du visage d’un Kouros grec *
Cette Jeanne Sauvage, c’est Jane Poupelet (1874–1932), qui fait l’école des Beaux-Arts de Bordeaux, puis l’académie Julian de Paris. Proche de Bourdelle et de Rodin, elle joue un rôle important dans la « bande à Schnegg », et dans un cénacle de sculpteurs animaliers novateurs, le Groupe des Douze **. Elle fréquente les artistes américains et les féministes anglo-saxonnes. Pendant la guerre de 14-18, elle réalise des masques pour redonner la vie et leur honneur aux gueules cassées. Elle excelle aussi dans la sculpture animalière et sculpte également des nus féminins. Elle saura être indépendante, libre et moderne. Tout comme Jeanne Sauvage. Ainsi au rejet de l’autre s’adjoint une autre thématique : le féminisme. Rochette met en effet en exergue deux femmes fortes et indépendantes qui paient le prix fort de cette indépendance par un sort tragique. D’abord la mère d’Édouard, Marie, « fille-mère » comme on disait à cette époque, élevant son enfant seule, rousse, réputée un peu sorcière puisqu’elle soigne avec les ressources de la nature et qui aurait eu une relation charnelle avec un ours ! Discrète, elle soigne ses contemporains et offre à Édouard un refuge fait d’amour et de connaissance de la nature qui l’entoure, éloigné du rejet qu’en ont ses contemporains. De façon inattendue et subtile, Rochette fait remonter cette position sociale hors norme à des temps anciens en incluant dans le récit des visions historiques du passé sur le Vercors. Le deuxième femme forte dans un mode masculin est bien sûr Jeanne.
Jeanne a un rôle central dans cette histoire, c’est elle qui reconstruit Édouard, dans les deux sens du mot : elle lui fait découvrir l’amour et c’est souvent elle qui est à l’initiative. Enfin, elle est l’égale des artistes masculins de cette époque, avec sa fameuse statue d’ours et des constructions abstraites jouant avec les éléments naturels de la montagne. Édouard et Jeanne vont donc mêler leur vie, à Paris d’abord. Ce passage n’est pas sans évoquer les romans du XIXe siècle puisque Édouard est un fort des Halles, (Zola, Le Ventre de Paris), mais il évoque aussi le milieu artistique parisien du début du XXe siècle, si cher à Rochette. On y croise en effet Cocteau, Picasso et les artistes de Montmartre et de Montparnasse (Artistide Bruand) et surtout un des artistes favoris de l’auteur : Chaim Soutine. Déjà évoqué dans Ailefroide, altitude 3954, Soutine est montré comme étant un poète « qui peint des harengs comme des brassées de fleurs » au contraire de Duchamp qui incarne tout ce que les deux héros détestent, c’est à dire la marchandisation et un détournement de l’art.
Cette marchandisation va se faire au détriment de Jeanne, sculptrice d’un ours grandeur nature (référence
à Pompon le créateur du célèbre ours blanc du Musée d’Orsay, fondateur du Groupe des Douze), arnaquée par un marchand d’art. Édouard soutient Jeanne mais les deux amants sont alors contraint de quitter Paris pour le Vercors (plateau et cirque d’Archiane), où se passe les derniers épisodes, magiques et tragiques, de l’histoire. Ces allers-retours entre Vercors, montagnes et ville permettent à Rochette d’exprimer tout son talent graphique. C’est à la fois le blanc pur des montagnes, strié de grandes lignes noires, ce bleu désormais reconnaissable entre tous et déjà présent dans Ailefroide, altitude 3954 et Le Loup. Mais s’ y ajoute le brun, le vert pour magnifier la nature.
Il y a à la fois les sommets comme dans Ailefroide, altitude 3954, mais également les bois (pages 134 et 135). Parfois, les traits s’épaississent pour souligner des moments forts : les terreurs d’Édouard, la brutalité de la guerre et des hommes. Il y a également des pages muettes qui montrent en cases panoramiques le coucher ou le lever du soleil sur les cimes et instaurent une véritable respiration dans la narration.
Il y a enfin beaucoup de cases très sombres, comme éclairées seulement par la présence d’une chandelle, d’un crépuscule ou d’un aube qui n’ose se lever, voire des cases presque ou totalement noires et on ne peut s’empêcher de songer alors à Pierre Soulages récemment disparu.
Peut-être certains lecteurs seront déconcertés par l’ambiance très sombre (là encore dans les deux sens du terme) de cet album. Il s’agit en effet d’une histoire pessimiste, à la fois sur la nature humaine et sur le rapport de l’homme à son environnement, souvent portée, surtout au début, par une image structurée de noir, associée à des couleurs sombres. Pourtant ce serait passer à côté d’une histoire d’amour tendre et sublime : « fais de moi un nuage » dit Jeanne, page 189 ; de paysages somptueux et des nombreux échos à notre actualité suggérés par cette histoire riche de tous les thèmes évoqués ci-dessus. Rochette reconnaît y avoir mis aussi beaucoup de sa vie. Il a vécu seul avec sa mère dans un village souvent isolé par la neige, l’ours sculpté par Jeanne est acheté pour un château de la ville de Baden-Baden où il est né. On espère donc très fort que La Dernière Reine ne sera pas le dernier Rochette, même si cette œuvre lui a pris 3 ans et toute son énergie (il a fini épuisé et hospitalisé) et qu’il en parle comme étant son point
culminant : « J’ai tout dit là-dedans, dit-il à Laurence Houot de France Télévisions. C’est comme Messner quand il a réussi l’ascension de l’Everest en solo sans oxygène, c’était terminé, il a arrêté là-dessus. Il ne faut pas revenir. Marco Siffredi qui avait gravi et descendu l’Everest, il y est retourné, et il est mort sur un autre versant. Il y a un moment où il faut savoir quand c’est fini. Et moi, avec cet album, j’ai gravi mon Everest » ***. Ainsi, même dans ses propos hors bande dessinée, Jean-Marc Rochette rend hommage à la montagne. Il serait dommage de passer à côté de cet hommage extraordinaire.
* : le mot kouros désigne une statue de jeune homme, durant la période archaïque de la sculpture grecque (650 – 500 av JC).
** : En 1931, François Pompon fonde le Groupe des Douze rassemblant peintres et sculpteurs animaliers (Paul Jouve, Georges Guyot, Jane Poupelet, Gaston Chopard, André Margat, Georges Hilbert, Anne-Marie Profillet, Jean-Claude de Saint-Marceaux, Adrienne Jouclard, Charles Artus et Marcel Lémar. Ils sont rejoints par Raymond Bigot, Herbert Haseltine, André Derain, Armand Petersen, Auguste Trémont. Le groupe ne dure que deux ans, jusqu’à la mort de Pompon en 1933.
*** : L’interview ICI.
La Dernière Reine. Jean-Marc Rochette (scénario, dessin et couleurs). Casterman. 240 pages. 30 euros.
Les 19 premières planches :