L’Enfant prodige, la malédiction d’un petit génie américain d’un jeu télévisé des années 1940
Autobiographie dessinée d’un auteur qui dresse le portrait de son père de confession juive ayant vécu la Seconde Guerre mondiale. Sur le pitch, on pourrait penser à une réédition augmentée de l’incontournable et indépassable Maus d’Art Spiegelman. Il n’en est rien. Si l’on se trouve bien pendant une partie de l’album au moment du conflit, on change de continent : l’intégralité de L’Enfant prodige se déroule aux États Unis. Michael Kupperman, narrateur et créateur de cet épais roman graphique, nous présente le parcours de son père Joel, enfant star, candidat à un quiz radio puis télé.
Devenu depuis adulte puis personne âgée, les souvenirs de ce père, l’enfant prodige, se teintent de mélancolie, de questionnements voire se réécrivent avec la montée de sa sénilité. Les recherches du fils se trouvent en effet perturbées par le double impact de la maladie et du blocage du père à aborder la période « QuizKids » dont on découvre assez rapidement qu’elle a longtemps été un sujet tabou.
L’histoire débute ainsi en 2015 par un retour dans la maison familiale. Retour en solitaire qui provoque l’introspection propice à l’évocation des souvenirs personnels et de la genèse de ce projet d’écriture.
La fouille de la bibliothèque va être l’opportunité de découvrir divers objets, écrits, articles de presse et autres journaux intimes qui vont permettre de reconstituer le parcours atypique du père. Ainsi; celui-ci va être dès l’enfance sous les feu des projecteurs au moment de la Seconde Guerre mondiale, cornaqué par sa propre mère.
Cette partie s’autorise une riche digression descriptive sur le phénomène culturel des enfants prodiges dès la fin du du XIXe siècle aux États Unis. Dans différentes disciplines (culturelles, scientifiques, artistiques…) , il représente un véritable ascenseur social pour les familles immigrées, « l’équivalent d’un ticket de loterie gagnant ».
Fierté pour sa mère, animal de foire pour l’extérieur, Joel va être le symbole du croisement entre la petite et la grande histoire. En effet, les concours radiophoniques semblent avoir été conçus comme des outils de communication pour valoriser l’effort de guerre et lutter contre l’antisémitisme aux États Unis de la part de certaines élites économiques (troublant passage sur le constructeur automobile Henry Ford). Le récit va donc suivre chronologiquement les différentes étapes de la vie de Joel Kupperman de l’enfance à l’âge adulte en marquant progressivement son isolement et son mal être malgré une énorme notoriété. L’entêtement avec lequel il va se retrouver prisonnier dans l’émission Quizkids est des plus troublants. Le paroxysme se retrouve atteint notamment lorsque des soupçons de fraudes commence à planer sur le programme qui vont marquer la fin de cette célébrité mal vécue. On comprend également entre les lignes qu’il a énormément souffert de ses camarades et qu’il n’a jamais réellement pu échapper de son propre chef à son destin.
Le regard sur l’intime est tout aussi primordial dans ce livre. En effet, les relations père/fils font la part belle à une riche introspection de l’auteur. Il mène donc une enquête argumentée qui lève le voile sur une époque trouble sans se départir d’une main tendue vers un passé familial douloureux. C’est un véritable message d’amour vers son père touché d’abord par une certaine incapacité au partage puis par la démence dégénérative jusqu’à son décès. Les pages de Kupperman relatant les face-à-face entre son père et lui-même sont parmi les cases les plus émouvantes du livre, soulignant les contrastes, les malentendus et les non-dits entre les deux hommes.
Dans la forme, l’auteur utilise une ligne claire (volontairement ?) tremblée ainsi que des fonds allant vers des trames vintage. Pour certain-e-s, il faudra dépasser cet aspect pour profiter de ce riche témoignage. Chaque début de chapitre s’appuie sur des reproductions du journal intime des souvenirs (extraits d’articles, photos de magazines découpées, citations…). Ces divers documents prennent tous leurs sens dans la suite du récit. De plus, l’ouvrage prend parfois une teinte oubapienne avec l’itération de certaines cases accentuant le caractère aliénant du propos ou avec des zooms successifs tels une mise en abyme des situations décrites.
Roman graphique autant historique comme témoignage d’une époque que récit “d’autothérapie” dont l’incipit « A ma famille passée, présente ou futur » n’est pas innocent, L’Enfant prodige ne laisse pas indifférent. Ce copieux livre tente de garder un fragile équilibre entre les éléments historiques dans le prisme de la subjectivité des différentes mémoires sollicitées. Même si l’on peut trouver le ton et le style de Michael Kupperman un peu froid voire clinique, il n’en reste pas moins touchant, sincère et courageux. Dernier point, et non des moins symboliques : le titre original de ce roman graphique est All the answers.
L’Enfant prodige. Michael Kupperman (scénario et dessin). La Cinquième couche. 228 pages. 25 euros.