L’escadron de Catherine de Médicis ou la diplomatie par le charme pendant les Guerres de religion
Par le biais de la fiction rigoureusement documentée, Manon Textoris nous transporte à la cour de France, au moment où le royaume confié à la régence de Catherine de Médicis menace de se fracturer sur la question religieuse. Dans ce premier tome paru chez Dargaud et intitulé La Fille sage, l’autrice couvre la période allant de l’assassinat du duc de Guise en février 1563 jusqu’à la mort du connétable Anne de Montmorency, en novembre 1567. Dans le sillage de la jeune Gabrielle, le lecteur découvre l’initiation d’une jeune ambitieuse rêvant d’intégrer l’escadron de charme déployé par Catherine à des fins politiques. Ce faisant, il révise à profit quatre années d’histoire de France d’une densité exceptionnelle, pendant lesquelles le conflit entre papistes et huguenots ne représente qu’un aspect des affaires de l’État.
Au cœur de cet album et jusque dans son titre : Catherine de Médicis. Les travaux des historiens ont depuis longtemps déjà balayé la légende noire de la Régente, noire comme la couleur du deuil de son époux Henri II qu’elle porta jusqu’à sa propre disparition. Le dialogue inaugural entre Gabrielle de Rostaing, l’héroïne de cette fiction, et son amie Justine, devant le portrait de Catherine de Médicis (peint par Corneille de Lyon en 1536) situe d’emblée la bonne distance à laquelle a été traité le personnage politique le plus influent de France entre 1559 et 1589. Les « yeux cruels », « l’âme noire » de celle qui traîne derrière elle une réputation de « sorcière » et « d’empoisonneuse » faisant « peur à beaucoup » (pages 9-10) ne sont-ils pas les conséquences d’une succession de décès liés au hasard, avant que la guerre civile n’en provoque d’autres plus délibérés ? Catherine mérite d’être considérée pour ce qu’elle fut, une femme à qui échurent accidentellement les rênes de l’État. Son objectif, dans la période suivant le décès de son royal époux, fut d’éviter la guerre civile à tout prix. L’Édit de janvier 1562 et la paix d’Amboise de mars 1563 accordent ainsi aux Protestants leur liberté de culte et induisent la possibilité de deux religions dans un État. La digue de son pacifisme a pu se fissurer lors de « la surprise de Meaux », conspiration orchestrée en septembre 1567 par Condé pour enlever le roi. On a pu la taxer de machiavélisme, mais, à cette époque, quel diplomate ou homme d’état – qui plus est d’origine italienne, pouvait ignorer les leçons puisées dans le chef d’œuvre de Nicolas Machiavel* ?
Les négociations aboutissant à la Paix de l’Île-aux-Boeufs (près d’Orléans, 13 mars 1563, pages 14 à 18) montrent à quel point machiavélisme rime avec pragmatisme. Les pourparlers sont conduits par le Connétable Anne de Montmorency pour le camp catholique et le Prince de Condé pour le camp
huguenot. On voit ces deux chefs raisonnables deviser sereinement puis ressasser les griefs des uns et des autres depuis le massacre de Wassy (1er mars 1562) qui déclencha les représailles en cascade, jusqu’à l’assassinat du duc de Guise (le 18 février 1563), commandité, selon les aveux de son auteur extorqués sous la torture, par l’amiral de Coligny. Faute des moyens financiers de prolonger l’affrontement et aussi dans l’espoir que la loi du talion ne devienne un réflexe après chaque exaction, cette paix de l’Île-aux-Boeufs procure une trêve qui doit être le prélude à la grande réconciliation.
On voit alors Catherine enthousiaste au projet du grand Tour de France du roi Charles IX**, dont l’objectif s’apparenterait à notre époque à de la pure communication gouvernementale. Il s’agit, en effet, pour le binôme dirigeant l’État, de visiter les provinces du royaume, d’y rencontrer le peuple et les élites des deux confessions afin de vanter les bienfaits de la paix et par conséquent d’éviter l’abaissement de la monarchie en cas de persistance des luttes entre frères français. Cet album en restitue autant l’objectif qu’il le décrit sans pesanteur (carte récapitulative page 74 et étapes de Lyon et de Bayonne, pages 50 et 64).
Présent dès les négociations de paix mentionnées ci-dessus (page 17 et suivantes), l’escadron de Catherine nous apparaît dans toute sa splendeur au moment de la magnifique entrée royale dans Lyon, en juin 1564. Si ces jeunes et jolies aristocrates ne servent pas telles des Amazones, la métaphore militaire peut être filée en considérant leur petite troupe comme une compagnie d’accortes créatures aux ordres de leur capitaine-régente. En lieu et place du mousquet ou de l’épée, Catherine envisage d’autres armes. Cette femme pétrie des valeurs de la Renaissance italienne est intimement persuadée que la grâce et la beauté, augmentées des talents de la conversation, de l’esprit et de la danse exercent un charme irrésistible sur les chefs des deux partis au point d’apaiser leurs humeurs belliqueuses.
La plus célèbre de ses rencontres opportunes se produit sous nos yeux en mars 1563 : le prince de Condé succombe au charme de la superbe Isabelle de Limeuil (page 17), mais cette idylle outrepasse les bornes fixées par Catherine puisque la jeune femme subira l’« enflure du ventre » tant redoutée. L’enfant né l’année suivante de ses coucheries avec le grand chef huguenot force le plus beau joyau de l’escadron à se retirer pour plusieurs mois dans un couvent (mésaventure évoquée sur le ton de la gaudriole par l’une de ses jeunes membres lors de l’étape toulousaine du Grand Tour de France, page 60). Si le titre de cet album semble insister sur cette charmante escouade, l’autrice ne s’appesantit pas outre mesure sur l’influence réelle ou supposée qu’elle a eue sur le cours des événements. Pour preuve, aucune autre « suivante », ou « dame d’honneur » ou « courtisane », n’est nommée (pas plus, d’ailleurs, par leurs contemporains de plume, comme Brantôme). La plus célèbre après Isabelle de Limeuil fut Charlotte de Beaune-Semblançay, future maîtresse d’Henri IV.
La réussite de cet album est solidement exposée dans la postface de Jérémie Foa. Manon Textoris a su créer des êtres de papier suffisamment souples et crédibles pour qu’ils se glissent et se meuvent sans dénoter dans la trame très serrée du règne de Charles IX. La précision chronologique et quelques rappels factuels (comme cette disposition de l’Édit de Roussillon du 9 août 1564 fixant le début de l’année au 1er janvier) raviront les exégètes de l’Histoire de France. La séquence diplomatique que fut l’étape basque du Grand Tour (juin 1564), où se rencontrent les plus hauts dignitaires des monarchies française et espagnole aurait pu virer à la simple galerie de portraits mais elle prend tout son sens dans le récit car elle s’achève par l’entrée officielle de Gabrielle dans son rôle de simili espionne. Une autre séquence politico-diplomatique ajoute à la valeur documentaire de cet album, quand, en 1566, Charles IX et Catherine doivent trancher sur l’autorisation à donner à Philippe II de traverser la France à la tête de ses armées pour aller mater la rébellion des Pays-Bas espagnols*** (pages 78 et suivantes). Intérêts nationaux et diplomatie européenne s’enchevêtrent comme souvent à partir des guerres d’Italie : faut-il prendre le risque de laisser passer les tercios espagnols sans craindre leur tentation d’écraser les foyers huguenots traversés jusqu’à la Flandre ? Prudemment, les troupes de Philippe II seront invitées à longer les frontières pour éviter tout risque de saccage, des mercenaires suisses seront recrutés pour s’assurer du respect de l’itinéraire et des gages seront donnés au plus puissant souverain catholique d’Europe que la France ne protège pas outre mesure les hérétiques du culte prétendu réformé. Le machiavélisme est aussi un équilibrisme.
Avant de projeter son héroïne dans le bain de la galante diplomatie, l’autrice prend le parti d’aborder une autre facette culturelle de l’époque. Nous découvrons Gabrielle fêtant ses quinze ans en 1563. C’est l’âge de tous les possibles, des premiers émois, des premiers élans. Pour les besoins du scénario, la jeune femme reçoit l’instruction qui sied à son rang au château familial. Mais déjà, Pétrarque et Platon la font moins vibrer qu’Oriane, l’héroïne du roman Amadis de Gaule****, très en vogue en son temps. Cette littérature courtoise va bientôt faire place à d’autres écrits, plus licencieux ou plus scandaleux. La bouffée de liberté ayant accompagné sinon déclenché la vague humaniste et la Renaissance artistique ont produit des œuvres qu’une mère ne saurait tolérer dans le bagage intellectuel de sa fille, surtout quand celle-ci aspire à vivre à la cour. D’une malle et d’une maladresse s’échappe ainsi un exemplaire des Sonnets luxurieux*****, illustré de gravures suggestives. De la main amicale de sa presque sœur Justine, Gabrielle reçoit un brûlot dénonçant l’absolutisme : Le discours de la servitude volontaire******, d’Étienne de la Boétie. Dès lors, Gabrielle comprend que sa vie entière va dépendre de sa capacité à « maîtriser ses émotions », ainsi que son mentor Catherine l’exige de ses diplomates au sourire angélique.
Est-il permis d’aimer quand il est requis d’être aimable ? Quelle voie Gabrielle suivra-t-elle dans la suite de ses aventures : celle de l’affection commandée pour le brun comte de Léran, jeune officier huguenot ou celle de l’amour naissant pour le blond monsieur de Villeroy, croisé lors d’un dîner au château familial ? Les pages inaugurales de l’album laissent présumer sa présence lors du massacre de la saint Barthélémy (24 août 1572). D’ici là, cette femme en devenir se montrera-t-elle digne de son nouveau rang au sein de l’escadron ? Tout comme les diplomates émérites, trouvera-t-elle l’équilibre entre ses amours protestantes dirigées et ses tumultueuses passions catholiques ?
* : Il Principe ou De Principatibus, Florence,1532, première édition traduite en français sous le titre Le Prince en 1553. Une autre source incontestable d’inspiration pour Catherine était l’astrologie, notamment les prédictions de Cosimo Ruggieri, probablement installé à la cour. Ce dernier entre en scène en toute fin d’album. Au bout d’un dialogue brassant des généralités sur l’état du royaume, l’astrologue dévoile trois armures intégrales constituées de plaques métalliques et inspirant à Catherine des propos nettement plus désabusés que ceux qu’elle tenait en public.
** : On peut suivre toutes les étapes de cette incroyable visite royale dans les provinces en se rendant ici. Ce travail collaboratif a daté tous les déplacements du cortège royal et les ont agrémentés de documents d’époque, textes, gravures et plans de ville.
*** : Cette révolte, appelée révolte des Gueux, est le prélude à la Guerre de Quatre-Vingts Ans qui se confondra en partie avec la Guerre de Trente ans et ne s’éteindra qu’en 1648, avec l’indépendance des Pays-Bas. Elle montre bien que la fracture religieuse n’est pas l’apanage de la monarchie française et se retrouve peu ou prou dans tous les grands États européens, a fortiori dans un empire aussi vaste que le fut celui de Charles Quint et de ses successeurs.
**** : Amadis de Gaule est un roman de chevalerie publié en Espagne en 1508, et dans sa première traduction française en 1540.
***** : Pietro Aretino, Les sonnets luxurieux, première publication en italien en 1524. Au nombre de seize, ils appartiennent désormais au patrimoine de la littérature érotique et ont fait l’objet de nombreuses rééditions.
****** : Bien que publié pour la première fois en intégralité en 1576, cet ouvrage circule par fragments (ici, sous forme de lettre) dès sa rédaction, vers 1550. L’auteur n’est pourtant plus susceptible de poursuites puisqu’il est mort en 1563. Sa charge virulente contre l’exercice du pouvoir absolu asservissant le peuple devient une arme intellectuelle aux mains des huguenots, qui y voient une remise en cause magistrale du pouvoir royal français et de la monarchie pontificale.
L’Escadron de Catherine de Médicis T1 La Fille sage. Manon Textoris (scénario, dessins et couleurs). Dargaud. 112 pages. 19 euros.
Les quinze premières planches :