L’esclavage en BD (1/2) : Prison d’ébène, de Sylvain Combrouze
La traite négrière a déjà inspiré quelques chefs d’œuvre en bande dessinée dont l’incontournable série Les Passagers du vent de François Bourgeon, L’île Bourbon 1730 d’Appollo et Lewis Trondheim ou encore le magistral “Atar Gull”, ou le destin d’un esclave modèle de Fabien Nury et Brüno. Deux albums parus récemment reviennent sur cette sinistre histoire, Prison d’ébène de Sylvain Combrouze et Les esclaves oubliés de Tromelin de Sylvain Savoia.
Deux albums très différents, dans le sujet et dans la forme, puisque l’une est une fiction fantastique en planches muettes, et l’autre un documentaire sur les fouilles archéologiques réalisées sur les lieux du naufrage d’un navire négrier au large de Madagascar. Deux œuvres qui pourtant interpellent dans leur vocation à interroger le présent, à sonder l’oubli au regard de la mémoire, à rappeler aussi le prix des richesses arrachées par le sang des esclaves qui ont fait la puissance de la France et constitué un patrimoine considérable. Une honte justifiée par une logique qu’exprimait si ironiquement Montesquieu en affirmant : « Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens. » Aujourd’hui encore, cet héritage est difficile à regarder, à assumer, et pourtant à Nantes depuis l’île Feydeau où Sylvain Combrouze met en place sa fable actuelle jusqu’aux confins du monde, sur cet îlot perdu dans l’océan indien, où Sylvain Savoia médite sur le naufrage de l’Utile, la marée de l’histoire ramène sur le rivage les déferlantes du souvenir.
Prison d’ébène, une fable symbolique et muette de Sylvain Combrouze
Pour un premier album, Sylvain Combrouze n’a pas choisi la facilité, des planches muettes et une double narration sur trois siècles d’écart. Dans une construction en spirale, les cases en noir et blanc du passé esclavagiste rejoignent peu à peu l’ocre du présent. Les indices, les parallèles graphiques se chevauchent, s’emboîtent, dans un jeu infernal qui les transporte depuis l’île de Gorée jusqu’à l’île Feydeau à Nantes par la magie inquiétante du vaudou. Un conte fantastique sur l’esclavage et l’éternité, la survivance du souvenir à travers les lieux et les symboles, les cycles de la revanche et la possibilité du pardon.
Tout commence par le vévé d’Ogou Feray. Un vévé est un symbole que les prêtres vaudous dessinent pour créer un passage des esprits. Quant à Ogou Feray, c’est une des divinités les plus célèbres du panthéon vaudou, qui incarne l’esprit du guerrier et du feu. La menace ainsi placée en exergue donne la clé temporelle des deux temps de cette fable et revient comme un leitmotiv.
Le prologue s’ouvre sur une première planche inspirée par la célèbre architecture et le double escalier de la Maison des Esclaves de l’île de Gorée au Sénégal. Sans parole, les références et les renvois graphiques en disent déjà long sur cette fable fondée sur un pacte et une trahison primordiale, les meurtres et le vol. En croquis charbonneux, le graphisme simple transpire l’imagerie de la traite négrière et des sortilèges vaudous.
Retour au présent, à Nantes, où Lucien cherche un toit et rattrape dans un escalier un vieillard qui fait un malaise. Ernest l’invite à boire un verre pour le remercier. Mais lorsqu’il aperçoit le tatouage du serveur, le vieil homme s’enfuit en laissant son chapeau. L’histoire se poursuit dans le Temple du Goût de l’île Feydeau, un hôtel particulier construit en 1754, témoin de la grandeur et de la richesse du port de Nantes au XVIIIème siècle, porté par l’essor du commerce colonial et de la traite négrière.
Aménagée à partir de années 1720, l’île Feydeau du nom du conseiller d’état qui a présidé les premiers travaux d’urbanisme, était une île de sable sur la Loire, où s’installèrent les familles de riches marchands et armateurs. Le fleuve a été comblé dans les années 1930 et l’île n’existe plus que dans l’architecture. Sur l’ancien quai, 16 allée Duguay-Trouin, le Temple du Goût est un archétype du genre et sert de décor contemporain à ce conte inquiétant. Les bâtiments richement ornés de mascarons (visages humains sculptés placés au-dessus de fenêtres) étaient construits pour faciliter les transactions et affirmer dans les hauteurs la supériorité sociale des propriétaires. Au rez-de-chaussée, dans les cours, où se distribuent les entrepôts, on suit les rampes en fer forgé pour se rendre dans les étages. Sans un mot, l’esprit du passé fait tourner les pages dans une lecture envoûtante.
Prison d’ébène. Sylvain Combrouze (scénario & dessin). La Boîte à bulles. 160 pages. 17 €
Les 5 premières planches